« Le plus beau cadeau de Fela a été de réveiller les consciences africaines »

Fil conducteur et co-commissaire de l’excellente exposition « Fela Kuti rébellion afrobeat » que la Philharmonie de Paris a consacrée pendant plus de six mois au père de l’afrobeat Fela Anikulapo-Kuti, Mabinuori Kayode Idowu, bien plus connu sous le pseudonyme de « ID », a été l’un des compagnons de route du musicien jusque dans les années 1990 et aussi son biographe. Il a été le témoin privilégié de la naissance de l’Afrobeat, ce syncrétisme musical né de la rencontre entre le jazz, le funk et surtout la musique africaine traditionnelle. Un style musical qui n’aurait pas connu pareil retentissement sans les influences politiques puisées, entre autres, dans les mouvements de luttes afro-américaines et le panafricanisme. Dans un Nigeria rongé par la junte militaire, l’afrobeat sonnait comme une musique de résistance contre les régimes militaires successifs. Mais qui était au juste Fela Kuti ? Comment a-t-il créé cette musique source d’inspiration inépuisable ? Quel héritage politique laisse-t-il au continent africain ? « ID », installé en France depuis plus de trente ans, l’a raconté dans un livre rempli d’anecdotes et de réflexions « Fela phenomenal Legacy » à paraître. Il s’est longuement confié au Point Afrique.

Le Point Afrique : que pouvez-vous nous dire de la trajectoire musicale et politique de Fela Kuti ?

Mabinuori Kayode Idowu : Ça a été une chance pour nous de côtoyer Fela Kuti quand nous étions très jeunes. Je devais avoir tout juste 19 ans, la première fois que je l’ai rencontré grâce à mes amis Lemi Ghariokwu, qui était graphiste et dessinait les pochettes d’albums de Fela, et Duro Ikujenyo. À l’époque, nous étions en 1974, je voulais faire des études de philosophie ou d’histoire à l’université. Ce jour-là, Fela m’a demandé tout de go ce que je voulais faire dans la vie, et quand j’ai répondu, il m’a dit « ah tu veux étudier les Descartes, Socrate, Platon etc. ». Puis il m’a demandé pourquoi, et j’ai expliqué tout simplement, qu’ils étaient les meilleurs philosophes au monde. Fela était abasourdi par ma réponse. Il m’a alors incité à lire des livres liés à l’histoire de l’Afrique, notamment sur l’Égypte antique noire, ou le colonialisme.

Je me souviens qu’il venait de faire paraître l’album Gentleman, avec sur la pochette une tête de singe sur un corps habillé en costume à l’occidentale. À travers cette représentation, Fela voulait interpeller l’homme africain moderne qu’il jugeait un peu trop prompt à adopter les us et coutumes occidentaux même dans la chaleur suffocante de l’Afrique. Figurez-vous, que j’étais un peu l’archétype de cet homme-là, car je travaillais pour une entreprise du secteur de la beauté, et j’étais obligé de porter un costume avec une cravate. Par la suite, avec mes nouvelles connaissances, les livres que je lisais sous l’influence de Fela, j’avais changé de style vestimentaire au point que mon employeur m’a donné un avertissement avant de me licencier ! Cet épisode a constitué pour moi un vrai électrochoc, ça a été le début d’une vraie prise de conscience de la place de l’homme noir ou africain dans le monde.

Fela Kuti était doté d’une très forte conscience politique indissociable de sa musique et de son art, comment avez-vous tracé votre voie dans cet espace ?

C’est tout simplement grâce à Fela que nous avons eu l’idée de créer un mouvement de la jeunesse avec Lemi et Duro. L’objectif était de mobiliser les jeunes Nigérians, mais aussi les inciter à avoir une conscience historique et politique plus authentique et forte grâce à des nouvelles connaissances historiques. Le projet plaisait tellement à Fela qu’il nous a acheté une machine pour imprimer notre propre journal, qu’on a appelé le Young African Pioneers ou YAP News, un peu sur le modèle de ce que faisait Kwame Nkrumah pour mobiliser la jeunesse ghanéenne. Nous voulions mobiliser le public nigérian et africain dans le sens panafricain du terme, comme Fela l’a prêché. Fela était le bras financier de notre projet éditorial, avant que tout ne s’écroule. Nous avons alors décidé de transformer ce journal en parti politique, The Movement of the People ou MOP.

Malheureusement, le pouvoir militaire a tout fait pour couper court à toutes ses ambitions, comme en juin 1977, lorsqu’au moins deux cents soldats sortis de nulle part ont attaqué le kalakuta, la résidence de Fela. Sa mère est morte pendant l’attaque. En tout cas, ces attaques répétées de l’armée ne pourraient pas se produire aujourd’hui, à l’heure des réseaux sociaux. Vous imaginez ce que ça aurait été, il y avait 40 000 Nigérians présents sur place ce jour-là. L’armée n’aurait jamais pu détruire Kalakuta, les gens seraient intervenus pour défendre Fela.

Aujourd’hui, la jeunesse a cet avantage, et nous, les anciens, espérons qu’elle puisse s’en servir à bon escient pour faire entendre ses messages. C’est pourquoi je pense que tout projet d’exposition dont celle de la Philharmonie de Paris a une résonance particulière. Le fait qu’elle se soit tenue dans cette période, et à Paris, a permis au monde de réaliser à quel point les idées et combats de Fela étaient si importants. Le monde entier redécouvre aussi ce qu’est l’afrobeat et tout particulièrement Kalakuta Republic, qui n’est pas comme on le dit souvent une république panafricaine. Au contraire, Kalakuta était une forme d’espace de rébellion sociale et artistique. Nous y avons côtoyé toutes sortes de personnes, des intellectuels comme des grands bandits, nous vivions tous ensemble.

Comment à cette époque l’Afrobeat a réussi à conquérir le reste de l’Afrique, notamment francophone en même temps que le reste du monde ?

La barrière linguistique a constitué un frein important à l’expansion de l’Afrobeat, du moins, au début, parce que Fela Kuti s’exprimait en pidgin, notre « créole » à nous les Nigérians. Ce langage lui permettait d’être compris de toutes les couches sociales du Nigeria. Ce choix délibéré de se concentrer sur le Nigeria répondait aux enjeux de l’époque, car le pays était l’un des plus dynamiques d’Afrique en termes de croissance démographique et économique. Dans l’esprit de Fela, une fois qu’il aurait conquis ce public, cela aurait été plus facile d’étendre ses messages panafricanistes au-delà.

Cela s’est vérifié puisqu’en quelques années, les choses sont allées très vite et la musique afrobeat a traversé le continent. Les morceaux de Fela résonnaient partout en Afrique, au Ghana, au Cameroun, où nous avons été en tournée à l’époque du président Ahmadou Ahidjo. Même s’il faut souligner le fait que l’usage du pidgin et les nombreux passages en prison de Fela Kuti l’ont empêché de faire encore plus de déplacements. Sa musique reste un langage universel que les Africains ont toujours compris. L’afrobeat a cette force que n’ont pas d’autres musiques portées par des Africains. C’est cette approche qui a permis à l’afrobeat de dépasser le highlife ghanéen par exemple, même si les deux styles ne sont pas comparables. Au Ghana, le highlife était porté par l’élite, des intellectuels issus de la bourgeoisie.

Pour moi, l’afrobeat se classe dans la même catégorie que le jazz, tant sur le plan de la puissance rythmique qu’au niveau idéologique. À travers le jazz, les artistes formulaient des revendications, ce que fait l’afrobeat. Il en est de même pour le reggae. Toutes ces musiques ont réveillé des choses en nous. Nous n’avions plus qu’à connecter nos influences musicales avec l’histoire de notre continent. Les travaux de recherches de l’historien Cheikh Anta Diop ont été une source d’inspiration. En hommage, Fela a appelé son groupe Egypt 80.

Ces étapes nous ont permis de partir à la conquête du reste du monde : l’Allemagne, les États-Unis, Londres ou Paris, où nous avons beaucoup tourné. Paris était une terre d’accueil pour nous, grâce notamment aux performances scéniques de Fela. De nombreux journalistes et photographes avaient vu Fela sur scène au Shrine, son club de Lagos. Ce qu’ils rapportaient était assez controversé pour l’époque, entre les concerts et le mariage de Fela avec 27 femmes. Ça suscitait l’intérêt du public et des tourneurs.

Quels sont aujourd’hui vos héritiers ? Wizkid, Davido, Tiwa Savage…

L’afrobeat est vraiment différent de l’afrobeats avec un « s », j’insiste sur ce point. Il faut absolument faire la distinction, car, pour moi, l’afrobeats est la vulgarisation de l’afrobeat, cela n’a rien à voir ni musicalement ni dans la conception politique ou la philosophie, si vous préférez, de l’afrobeat de Fela. Vous voyez, c’est comme le reggae ou le jazz, c’est un classique de la musique avec son propre message, ses arrangements bien pensés. Nous sommes quand même loin des sons des machines d’aujourd’hui.

Lorsque Fela Kuti a inventé l’afrobeat, il avait une intention bien précise en tant que compositeur, il a mis à contribution toutes ses connaissances de la musique rythmique africaine. Il faut écouter les sections de cuivre, pareil pour les sections rythmiques, la guitare, les basses : ça, c’est le vrai afrobeat. Si vous prenez le reggae par exemple, il existe des déclinaisons comme le reggae dancehall, le reggae dub, mais jamais on ne dit reggeabats, pour moi, il s’agit d’une mauvaise compréhension du combat de Fela.

Il faut faire attention aux risques d’appropriation de l’héritage de Fela Kuti. Pour autant, il existe aujourd’hui des groupes d’inspiration afrobeat comme Antibalas Afrobeat Orchestra, qui jouent de l’afrobeat, le vrai. Le reste constitue des déclinaisons de musiques africaines mélangées au rap ou au hip-hop.

Personnellement, quel est le plus beau cadeau ou souvenir que vous gardez de Fela Kuti ou de cette époque ?

Le plus beau cadeau que Fela m’ait fait est de m’avoir poussé à avoir une conscience historique, il m’a montré à quel point mon histoire comptait. Avant lui, je pensais que la vie commençait avec Adam et Ève. Depuis je sais d’où je viens, je sais qui je suis aujourd’hui et où je vais demain. Je ne l’oublierai jamais. Cela fait plus de trente ans que je vis et travaille en France, je suis marié avec une Française, j’ai fait tourner Manu Dibango, Femi Kuti et d’autres grands artistes. Sans Fela, cela n’aurait pas été possible.

Notre série Afrobeats :

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