La France et l’Angleterre, ennemies déterminées de Poutine


Rêvons : le prochain président de la Ve République ne se rendrait pas, comme le veut l’usage, à Berlin pour sa première visite diplomatique, mais à Londres. Où, aux balcons des appartements des rues attenantes de Buckingham Palace et de Downing Street, flotteraient Union Jack et drapeaux tricolores.

La France et l’Angleterre, les Bouvard et Pécuchet de l’Europe depuis le début du XXe siècle, renoueraient avec l’esprit de Carlton Gardens, siège du Général à Londres, où, en dépit de la capitulation de Paris, Churchill voulait encore croire à la résurrection de la seule nation capable d’être aussi libre que l’Angleterre.

Un chef d’État anglophile

Signée en 1904, l’Entente cordiale, dont on célèbre les 120 ans, parachevait un siècle de rapprochement, mesuré mais constant, entre une république et une monarchie qui, depuis la Révolution, s’étaient fait la guerre pendant vingt ans. La dispute prit fin. Louis-Philippe avait vécu à Londres et fit de la réconciliation avec Albion une de ses priorités.

Ses efforts payent puisque, dans un contexte d’instabilité successorale et de révoltes libérales en Europe, les relations se détendent et Victoria se rend sur le sol français, dans la résidence secondaire de Louis-Philippe, le château d’Eu, en Normandie. Une première pour un souverain anglais depuis Henri VIII.

À LIRE AUSSI Russie-Otan : la vérité enfin révéléeAprès la monarchie de Juillet, la France se donne à nouveau pour chef d’État un anglophile, qui a lui aussi passé bien des années en exil à Londres : Louis-Napoléon Bonaparte. Qui deviendra Napoléon III en 1852. Ce règne s’ouvre d’ailleurs par une mise en scène spectaculaire de la nouvelle alliance avec une guerre menée conjointement contre la Russie en Crimée.

Deux ans plus tard, Victoria est accueillie avec un faste inouï à Paris, qui, pour l’occasion, sort sa plus belle vaisselle : Versailles, Invalides, hôtel de ville, le tout sous les froufrous des crinolines, les poils des moustaches à l’impériale et la martialité des redingotes.

Contrecarrer les ambitions allemandes

L’anglophilie de Louis-Philippe et de Napoléon III n’a pas suffi au rapprochement des meilleurs ennemis. La défaite contre la Prusse, la perte de l’Alsace-Lorraine et l’humiliante proclamation de l’Empire allemand dans la galerie des Glaces avaient donné à la France un nouvel ennemi héréditaire.

L’abbé Cauchon, ordonnateur du procès de Jeanne d’Arc, le duc Marlborough, ancêtre de Churchill et terreur des armées de Louis XIV pendant la guerre de succession d’Espagne, Nelson, tombeur de Villeneuve à Trafalgar, Wellington, vainqueur de Napoléon à Waterloo, ont été ringardisés en un temps record par Bismarck et Guillaume.

À LIRE AUSSI Les démocraties gagnent toujours la guerreL’Entente cordiale signée en 1904 résultait d’une conjonction de facteurs, la résolution de conflits coloniaux, mais aussi, c’est moins connu, d’une volonté des deux pays, décidés à contrecarrer les ambitions allemandes qui, pour des raisons différentes, les mécontentaient. C’était aussi le symbole d’un rare moment d’anglophilie et de francophilie de part et d’autre de la Manche.

L’histoire ne le retient pas, du moins les traités n’en disent rien, mais une prise de conscience réciproque a peut-être eu lieu. L’Allemagne des Hohenzollern, c’est-à-dire d’inspiration prussienne, portait en elle le mépris de la culture, le culte de la force la plus rudimentaire, l’instinct revanchard à l’endroit d’un christianisme honni, et, bien entendu, un antisémitisme forcené.

Être inculte, un motif de honte

Joseph Roth en a d’ailleurs fait la démonstration dans son brillant article paru en 1933, « L’autodafé de l’esprit ». Et il est miraculeux que sur un pareil terrain ait éclos la gracieuse République de Weimar, laquelle passe, à l’échelle de la Prusse, pour l’exception à la règle.

À LIRE AUSSI Les démocraties gagnent toujours la guerreL’Angleterre et la France ne sont pas exemplaires, mais la liberté de l’esprit, l’art et la culture en général n’ont jamais été tenus dans le mépris. Et ce, peu importe le régime et l’époque. Les princes voulaient des artistes autour d’eux et étaient conscients de leur importance pour le prestige de leur règne. Érasme correspondait avec Henri VIII, Molière était un proche de Louis XIV, et Napoléon Bonaparte fut le premier des chefs d’État à se faire représenter devant des bibliothèques. À Londres comme à Paris, être inculte était un motif de honte.

La France et l’Angleterre ont commis des erreurs, parfois graves, mais elles ont toujours ménagé la vulnérabilité et portent, au sein de leur société et au cœur de leur histoire, des habitudes saines sans lesquelles il n’y a pas de réelle liberté : l’insolence, la contradiction, autant de limites à l’hubris de n’importe quel pouvoir. Et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elles soient aujourd’hui les ennemies déterminées de Vladimir Poutine.

« L’Autodafé de l’esprit », de Joseph Roth, éditions Allia, 2019, 48 pages, 3,10 euros.


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