Un 28 novembre 2010, le second tour de l’élection présidentielle entre Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo achevait de plonger la Côte d’Ivoire dans une grave crise postélectorale. Clôturé par l’investiture du président Ouattara le 21 mai 2011, l’épisode – traumatique pour l’ensemble de la nation – n’aura été que le point culminant de plus d’une décennie de violences dans un pays alors coupé en deux. À la suite du travail de la Commission nationale d’enquête (initiée en 2012 par le nouveau tenant du pouvoir), 3 248 morts liés à ces événements avaient été recensés. Un chiffre parfois jugé faible par certains observateurs. Plus largement, la même commission avait identifié plus de 300 000 victimes des crises successives qu’a connues la Côte d’Ivoire entre 1990 et 2011.
Pour contrer les tensions propres aux périodes électorales, l’État mise – comme lors du précédent scrutin de 2020 – sur un dispositif sécuritaire d’ampleur. Avec Alassane Ouattara à sa tête, le Conseil national de sécurité coordonne le déploiement de 44 000 éléments humains à travers toute l’étendue du territoire. Le 17 octobre, un arrêté interministériel interdisait pour une période de deux mois les « meetings et manifestations publiques » des partis non représentés parmi les cinq candidats en lice pour l’élection du 25 octobre. En dépit de cette mécanique, le souvenir des crises reste vivace. Et quinze années de relative stabilité n’ont pas complètement effacé les rancœurs.
À l’ouest, la ville martyre de Duékoué
Attablé dans un modeste maquis de Duékoué, à l’extrême ouest de la Côte d’Ivoire, Leonard Kei s’attelle à la pénible tâche qui consiste à raconter. À la tête d’une plateforme de réparation de victimes, la voix de l’homme reste placide. « Aujourd’hui encore, des puits où l’on avait jeté des corps n’ont jamais été rouverts. » Leonard se réfère aux affrontements qui ont fait de Duékoué et sa région – le Guémon – les symboles d’une violence que chacun espère révolue. Dans cette ville, le Comité international de la Croix-Rouge et l’ONG Caritas ont dressé un bilan proche du millier de morts pour la seule année 2011.
Fort de ses 220 000 habitants, ce foyer urbain compte une importante population assimilée au peuple guéré (appartenant au groupe wé). Dès 2002, soit au moment de la descente de la rébellion venue du nord, une majorité d’entre eux s’était avérée loyaliste envers le président Laurent Gbagbo. Cette lutte pour le pouvoir central avait exacerbé les tensions avec les représentants du peuple dioula, accusés de soutenir les rebelles du fait de leur origine. « Ils l’ont considéré comme un pro-Ouattara », racontent les veuves de l’imam Idriss Konaté, assassiné en 2010 à coups d’arme à feu et de machette par des milices pro-Gbagbo. La scène s’est déroulée ici, dans une cour sans nom de Duékoué. Des volets attestent encore les tirs de kalachnikovs de cette matinée de mars. Sur le visage d’une des deux femmes, un morceau d’oreille manque, arraché par une balle. « Quand la politique vient, ça gâte tout. Depuis le temps, on a commencé à se pardonner, mais on ne peut pas mentir, la présidence d’Alassane Ouattara nous rassure », concluent-elles.
Au sujet du passé, les témoignages abondent. Lors de la décennie de crise, sortir de son quartier communautaire représentait un danger pour chaque camp. Pour honorer les morts et entériner la paix, une statue a bien vu le jour à l’entrée de la ville, en mai 2025 : un éléphant de ferraille, financé par le fonds au profit des victimes de la Cour pénale internationale (CPI), à défaut de l’État. Interrogées, les autorités préfectorales évoquent un climat de réconciliation et misent sur la bonne intelligence des communautés pour s’entendre, loin de toute instrumentalisation politique. Mais, vue de plus près, la douleur du souvenir, toujours présente, revêt des formes complexes.
Des victimes en mal de réparation
Un bras difforme et des troubles mentaux lourds. « Ils sont venus le chercher dans l’enceinte de la mission catholique un jour avant l’arrestation de Gbagbo en 2011 », raconte la sœur de Noël Tiémoko, un Guéré mutilé par des forces pro-Ouattara. « Tout a brûlé dans notre quartier juste parce qu’on nous suspectait d’avoir voté Laurent Gbagbo. » Pour cette famille qui occupe la même maison depuis 1940, les larmes peinent à se dissimuler. Depuis, la douleur a aussi laissé place à la frustration : « Ouattara va passer. Si l’on manifeste encore, ils vont nous tuer. Donc on est là, on regarde. » Du haut de sa chaise en bois, les yeux de Noël n’affichent plus rien. Autour de lui, ses proches continuent de voir en l’ancien président Laurent Gbagbo un homme de lutte. L’apaisement n’est jamais vraiment venu.
Même douleur incurable chez Blandine, qui rassemble son courage pour décrire l’innommable. « On m’a attrapée au quartier Carrefour. Sept hommes m’ont emmenée au loin, puis m’ont violée. Pour y parvenir, ils ont fait fondre des sacs plastiques (elle montre ses bras brûlés). Ma parole a disparu, j’ai déchiré mes vêtements avant qu’une femme ne me trouve. » En dépit de sa foi chrétienne, Blandine dit avoir perdu la « raison de vivre ». Répudiée par son mari, la femme élève seule six enfants, qui, par chance, n’ont pas hérité de sa séropositivité. Dépendante d’antirétroviraux qu’elle manie avec discrétion, celle-ci affirme n’avoir jamais reçu de soutien financier de la part de l’État. Seul le fonds de la CPI l’avait assistée au lendemain de la crise postélectorale.
« Seules les victimes enregistrées par la Commission nationale d’enquête ont été prises en compte. Le sentiment de justice, c’est là que le bât blesse », précise Leonard Kei. De fait, plus de 3 000 Ivoiriens et Ivoiriennes ont reçu un chèque de 1 500 euros en guise de réparation des préjudices causés par les violences. Mais, comme Blandine, de nombreuses autres victimes sont restées à la marge de ce mécanisme. Dans une volonté d’apaisement, les autorités avaient, en 2018, prononcé l’amnistie de 800 prisonniers issus de la crise.
Quelle place pour les anciens combattants ?
Dans le quartier Carrefour de Duékoué, un terrain clôturé par des murets interpelle. Deux pancartes d’un bleu morne détaillent ces mots : « Ici hommes ». Le lieu est l’un des charniers identifiés de la ville où ont été ensevelis plus d’une centaine de corps de manière indiscriminée. Selon la population environnante, la plupart d’entre eux appartenaient à la communauté guérée. Longtemps resté sans artifice, le charnier s’est doté d’une stèle en 2022, sous l’impulsion d’un cadre du PPA-CI : le nouveau parti de Laurent Gbagbo. Preuve, s’il en est, de l’enjeu mémoriel sur le plan politique. Devant la stèle, plusieurs jeunes dénoncent une réconciliation inachevée : « Nous sommes guérés, c’est marqué dans notre nom. Depuis 2011, nous n’avons plus les mêmes chances. On est tous diplômés ici. Pourtant, on ne trouve pas de travail. Ouattara est entré par la force, ce n’est que par la force qu’il peut se maintenir. » Leur véhémence trahit une colère profonde.
La réconciliation est d’autant plus délicate que les ex-miliciens ont tant bien que mal réintégré la vie civile. Sous une pluie battante, Mariam s’engouffre dans son logis exigu. Au mur, un portrait d’elle en tenue de combat non siglée. De 2003 à 2011, celle-ci a combattu au côté des forces pro-Ouattara. « Il y avait le feu dans la ville, j’ai dû m’engager pour protéger ma famille », décrit, méfiante, la quarantenaire, qui répète presque maladivement qu’elle n’a rien à cacher. Le maniement des armes lui aura laissé une épaule fragile ainsi que des souvenirs confus, mêlant traumatisme et camaraderie. Quinze ans plus tard, la désormais commerçante conjure le sort : « Celui qui sera élu sera mon président. C’est tout. » Même schéma pour Siaka Dembélé, démobilisé en 2013 au prix d’une indemnité de 1 200 euros. Un bras droit atrophié par une balle de kalachnikov constitue son fardeau. « Aujourd’hui, tout ça ne pourrait plus arriver. Un de mes frères a même marié une femme guérée », plaide-t-il. Plus loin, Siaka affirme participer à des réunions intercommunautaires pour dissuader les jeunes de répéter leurs erreurs.
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Pour d’autres, le passé demeure une prison. Massif sur sa chaise en plastique, Serge Daho, un ancien responsable des factions pro-Gbagbo, accuse le coup. « On me regarde mal, le passé me poursuit. Je ne peux pas abandonner le leader pour lequel mes frères d’armes sont morts. Quelle paix je peux avoir ? On n’a jamais réparé ma maison et mon élevage de porcs. » L’élection à venir provoque chez lui une rogne lasse. « On écarte un candidat, Laurent Gbagbo, qui a été acquitté par la CPI. Ils nous mentent, la réconciliation, c’est du folklore. » Prêt à contester le scrutin, le milicien, déjà passé par la case prison, voit des troubles se dessiner à l’horizon.
Une grille de lecture à laquelle s’oppose fermement Serey Doh, ministre délégué du gouvernement Ouattara et président du conseil régional du Guémon. « Il y a beaucoup de bruit sur le scrutin. Les réseaux sociaux projettent les Ivoriens dans un monde virtuel, mais la campagne se passe très bien. Les frustrations sont le propre de la vie politique », professe-t-il jobardement. Dans l’Ouest, si les populations semblent désormais unies par un désir de paix, le chemin du pardon reste long.
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