Des Belges faillirent mourir bloqués dans la glace polaire et la nuit permanente : “C’est ce plat infect qui les a tous sauvés”
”Déployé toutes les voiles, le navire ne bouge pas”. C’est ce qu’inscrit dans son journal de bord le Belge Adrien de Gerlache, 31 ans, l’après-midi du 5 mars 1898. C’est terminé : la Belgica, le bateau dont il est capitaine et dont il est si fier est désormais immobilisé, seul, au bout du monde, dans le milieu le plus hostile qui soit. Le trois-mâts, ancien baleinier, est en effet pris dans “un immense champ de glace dans lequel le navire le plus puissant ne pourrait se frayer un passage”. Adrien de Gerlache et son équipage d’une vingtaine d’hommes doivent affronter un véritable cauchemar polaire, bloqués dans la banquise antarctique avec qui ils dérivent et qui risque de les broyer. Survivront-ils à ce qui serait le premier hivernage en Antarctique, alors que de nombreux équipages ont déjà laissé leur vie dans des tentatives similaires ?
Tout commence en fait deux ans plus tôt, en 1896, lorsque la Société royale de géographie de Londres, lors de son congrès annuel, place l’Antarctique en vedette, le désignant comme l’espace encore à découvrir et dont la cartographie est à établir. En bref, la seule partie du monde encore à explorer. “Le premier boulot de mon arrière-grand-père en tant que marin était de faire la liaison Ostende-Douvres et ce boulot un petit peu répétitif commençait à fortement l’ennuyer, raconte Henri de Gerlache, arrière-petit-fils d’Adrien. Passionné de géographie marine, il a eu vent de ce congrès et il a commencé à se mettre en tête d’organiser une expédition à caractère scientifique ; c’est vraiment une première pour l’époque.”
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Eaux vierges et territoires inconnus
Grâce “à un des premiers crowdfundings” (une souscription est ouverte à la population belge qui peut donner n’importe quelle somme afin de financer l’expédition), Adrien de Gerlache assemble une expédition mêlant scientifiques et marins. Belges, mais aussi d’autres nationalités : Roumains, Norvégiens, Américains… Motivés “par la passion d’affronter des eaux vierges pour les marins, et pour les scientifiques, de découvrir des territoires inconnus”, résume Henri de Gerlache. L’un des espoirs d’Adrien est d’atteindre le pôle Sud magnétique, pour la première fois. “Puisqu’on pensait à l’époque qu’à travers la mer de Ross – on ne savait pas du tout comment était dessiné le continent – on pouvait peut-être atteindre le pôle Sud par la mer. C’était un de ses rêves”.
Après un départ d’Anvers le 16 août 1897, en traversant l’Océan Atlantique puis en longeant la côte est de l’Amérique du Sud, la Belgica parvient à passer le 15 février 1898 la limite emblématique du cercle antarctique, latitude au-delà de laquelle le Soleil reste dans le ciel 24 heures d’affilée au moins un jour par an. Le drapeau belge est hissé pour célébrer l’événement. Mais il y a un gros problème alors que l’hiver approche : la glace. La texture du “pack”, formé de blocs de glace flottante détachés de la banquise qui peuvent être soudés entre eux, devient de plus en plus épaisse. “Le navire est pris entre plusieurs grands pans qui l’enserrent et rendent toutes évolutions impossibles”, écrit Adrien de Gerlache le 20 février. “Nous sommes aussi désespérément isolés que si nous étions sur la surface de Mars et nous nous enfonçons de plus en plus lentement dans le blanc silence antarctique”, renchérit de son côté Frederick Cook, le médecin américain de l’équipage. L’équipage navigue à ce moment dans une carte vierge.
La possibilité de l’hivernage
Dans la soirée du 23 février, Adrien de Gerlache suggère la possibilité de ne pas essayer de faire demi-tour et de continuer afin de passer l’hiver austral à venir dans la glace. Selon Cook, “tout le monde y était hostile”. “Malheureusement, les scientifiques ont très peur”, écrit le même soir le marin norvégien Roald Amundsen, le second, qui soutient lui Adrien de Gerlache. Ils ne veulent pas naviguer plus avant dans la glace. Mais alors pourquoi sommes-nous venus ici ? N’était-ce pas pour découvrir un territoire inconnu ? “
Le 28 février, au matin, une violente tempête fracasse le bord du pack. Des fragments de banquise se séparent et des chenaux d’eaux libres s’ouvrent. S’enfoncer au cœur de la banquise antarctique devient concrètement réalisable. Pour Julian Sancton, auteur primé de Cauchemar en Antarctique (2023, Payot), cette solution résout plusieurs problèmes d’Adrien de Gerlache, car retourner en Amérique du Sud et revenir l’année suivante aurait coûté trop cher, sans compter que les marins auraient pu lui fausser compagnie lors du retour à terre. Enfin, les difficultés à venir étaient garantie de voir leur récit publié : en un mot, “La gloire accompagnait le risque”. “Cela n’a jamais été par gloriole personnelle qu’il a voulu faire cela, réfute Henri de Gerlache. Mais il est vrai qu’ils se sont dit : ‘nous allons être les premiers à réaliser un hivernage en Antarctique. Prenons parti de notre situation – Adrien l’écrit – et essayons de le faire le mieux possible. Nous allons participer de manière unique à l’histoire de la science dans le monde’. Ils ont décidé finalement tous ensemble en commun accord de continuer plus au sud avec l’espoir aussi d’atteindre le pôle sud magnétique.”
Bien qu’Adrien de Gerlache affirme à l’équipage que le bateau dérive vers le nord et la mer libre, c’est bien vers le sud que le bateau se dirige. Les données rassurantes furent “inventées pour l’occasion afin de soutenir le moral”, écrira Amundsen. “Un message d’optimisme” d’Adrien de Gerlache à son équipage, juge son arrière-petit-fils. Quelques jours plus tard, le navire est en tout cas définitivement bloqué dans un corset de glace qui continue à dériver invisiblement avec le bateau – de 10 à 15 km par jour.
Routine quotidienne
Les voiles sont retirées, le navire se transforme en logement pour 18 hommes, alors que les jours raccourcissent en cet automne austral. Une routine quotidienne est imposée, fixée non plus sur la lumière mais sur l’horloge. Adrien de Gerlache divise la journée de l’équipage en trois fois huit heures : huit heures de travail (entretien du bateau et recherche scientifique), huit heures de détente éclairée à la lampe à pétrole ou à la bougie et huit heures de sommeil. Le docteur Cook s’attache lui à interroger les membres de l’équipage un par un pour sonder leur moral. Il décrit leur frustration sexuelle et “l’insurrection alimentaire” de l’équipage.
La nourriture est en effet un gros point de contention. “Les plats ont des noms différents mais tout a le même goût. Ce sont des conserves : du bœuf bouilli, des paupiettes, des boulettes norvégiennes… Cela doit être très très éprouvant de vivre uniquement dans l’obscurité avec un régime atrophié “, décrit Henri de Gerlache, qui montre l’inventaire de la nourriture réalisé par son arrière-grand-père et montré à l’exposition “Belgica” actuellement en cours au musée Belvue. “Certaines (critiques sur la nourriture) sont méritées, mais la plupart sont la conséquence naturelle de notre isolement désespérant”, écrit pour sa part Frederick Cook.
Le 17 mai, le soleil ne se lève plus : “la nuit antarctique n’est pas d’un noir uniforme : on sentait que cette pâle aurore était impuissante à enfanter le jour. Bientôt, elle renonçait à l’effort tenté pour triompher des ténèbres : par une transition insensible elle devenait crépuscule”, écrit Adrien de Gerlache, pour qui l’Antarctique se transforme “en monde mort” : avec l’absence de lumière, même le phytoplancton fane et le krill disparaît, chassant donc tout animal qui s’en nourrit. Déjà avant la nuit polaire complète, Cook remarquait : “il n’est pas difficile de lire les pensées et les états d’âme de mes compagnons sur leurs visages. Autour des tables, au laboratoire et au gaillard d’avant, les hommes sont assis, tristes et découragés, perdus dans des rêves de mélancolie, dont, de temps à autre, l’un ou l’autre émerge dans une vaine tentative d’enthousiasme.” Il décrit après le 17 mai que “le rideau de noirceur qui est tombé sur le monde extérieur de désolation glacée s’est également abattu sur le monde intérieur de nos âmes. Physiquement, mentalement et peut-être moralement aussi, nous sommes déprimés”. Et “si seulement nous pouvions rester à distance les uns des autres pendant quelques jours d’affilée… En vérité, nous sommes à présent aussi las de la compagnie des autres que de la froide monotonie de la nuit noire.”
Une vraie solidarité
Une chose aide l’équipe à tenir sur la Belgica, selon Henri de Gerlache : la science. “Je crois qu’il y a eu une vraie solidarité entre tous, les hiérarchies se sont un peu étalées. Ils ont bossé comme des fous tous les jours avec une vraie discipline, une rigueur de travail. Ils faisaient leurs observations météo heure par heure même pendant le noir complet. Alors que le bateau dérivait, ils continuaient à plonger leur la bouteille pour prendre des échantillons d’eau à 1000 mètres de profondeur ou à faire traîner un filet pour prendre des sédiments.”
Mais sur la Belgica, au fil du temps, la condition physique des hommes se dégrade, comme le décrit le Dr Cook : gonflement au niveau des yeux et des chevilles, “muscles autrefois durs devenus mous”, “peau grasse”, teint “pâle avec une nuance verdâtre”…“Près de la moitié d’hommes se plaint de maux de tête et d’insomnie. Beaucoup ont des vertiges et la tête lourde, d’autres ont tout le temps sommeil alors qu’ils dorment neuf heures par nuit.” A cela s’ajoutent des symptômes cardiaques : le rythme s’emballe au moindre effort.
De son côté, Adrien de Gerlache passe une grande partie de son temps dans sa cabine, retiré, souffrant de maux de tête. Il écrira : “nous ne sommes plus des navigateurs mais une petite colonie de condamnés à la réclusion à temps. “Un marin bloqué dans la glace avec son bateau, pour lui, c’est contre nature… Donc forcément, cela a dû l’atteindre psychologiquement, juge Henri de Gerlache. Et puis, en milieu d’hivernage, il y a l’événement tragique de la mort de son grand ami Emile Danco (chargé des observations sur la physique du globe). Il a été un grand soutien dès le départ du projet de mon arrière-grand-père. Il était fragile du cœur avant le départ, mais il était célibataire, il a insisté pour faire partie de l’expédition en disant que c’était le projet de sa vie et mon arrière-grand-père n’a pas pu dire non. Danco n’a pas survécu à l’hivernage, de par les conditions difficiles. L’équipage a dû l’enterrer sur place, ou plutôt l’englacer. C’était un moment tragique car tous ont vu leur mort arriver.”
”Qui de nous sera le prochain ?” se demande ainsi le géologue polonais Arctowski dans son journal. “Dans ma tête, il n’y a qu’incertitude et agitation. Je n’ai aucune confiance dans l’avenir.” “Naufrage, faim et finalement la mort du fait d’un froid extrême était constamment au premier plan pour nous”, écrivit aussi Cook.
Le péril du scorbut
Léthargie, faiblesse, anémie, peau décolorée et cireuse, accumulation de liquide sous les yeux ou autour des chevilles, le Dr Cook ne peut finalement que poser un diagnostic : le scorbut, maladie mortelle qu’on pensait alors avoir disparu mais dont on ne saisit pas encore vraiment les causes, frappe la Belgica.
Le Dr Cook, qui a passé un hiver chez les Inuits et qui les a vus échapper au scorbut rien qu’avec de la viande fraîche, prescrit à l’intuition le même régime à l’équipage : de la viande de manchots. Beaucoup renâclent, aux premiers rangs desquels, Adrien de Gerlache. Il faut dire que même Cook compare la viande de manchot à de la morue odoriférante… Mais finalement, voyant que ceux qui acceptent se remettent à l’inverse des autres, tous adoptent le steak de manchot. “Le docteur Cook les a forcés à manger de la viande de manchot et de phoque, ce qui était infect. Et c’est ce qui les tous a sauvé, en fait”, remarque Henri de Gerlache. Parallèlement, Cook, qui est convaincu que les humains ont besoin du soleil comme les plantes, leur prescrit aussi ce qui apparaît comme les premières sessions de luminothérapie. Pour lutter contre ce qu’il appelle “l’anémie polaire”, il place les marins devant un feu de bois et du charbon ardent. Ce “traitement par cuisson” semble aussi faire son effet.
Été polaire
Le soleil fait son retour le 22 juillet et les hommes de la Belgica sortent finalement de la nuit polaire, mais le navire est toujours pris dans la glace. Même début octobre, alors que la banquise se fissure en ces températures plus clémentes, la plaque de glace autour de la Belgica se maintient. À partir du 16 novembre, ils vivront même le jour polaire – avec les insomnies à la clé vu la lumière permanente- et en février, c’est à nouveau panique à bord car la glace ne disloque pas. “Ils se disent : ce n’est pas possible, on va devoir faire un second hivernage… Ils commencent à calculer le reste des vivres, à faire le compte de qui va survivre et qui ne va pas survivre en fonction de l’état physique de chacun, raconte Henri de Gerlache. Ils se disent que ce n’est pas possible de ne rien faire. Ils décident alors d’essayer de creuser un chenal pour atteindre la mer libre qu’ils voient au loin. Et ils commencent à scier la glace… avec une scie à main ! Et fabriquent de la dynamique pour faire exploser la glace. Mais cette dynamite fait des grands pschitts car elle a subi la chaleur puis le froid et ne fonctionne plus… Mais ils arrivent tout de même à creuser ce chenal qui fait près de 3-400 mètres à la main. Et le bateau, en marche arrière, arrive à avancer petit à petit… Et puis il y a une nuit de grand froid et tout se referme !”
Retour du désespoir. “Mais tout à coup, il y a une houle qui fait que la glace se libère. La banquise qui se brise et tout à coup, la mer est libre.” Une dernière manœuvre audacieuse du capitaine de Gerlache et c’est enfin la liberté…
Infos : A l’initiative de la Fondation Roi Baudouin, l’exposition gratuite À la recherche de la fin du monde sur le voyage de la Belgica et l’Antarctique a lieu au musée Belvue à Bruxelles jusqu’au 4 février.
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