dans l’enfer bureaucratique de Bruxelles

Selon l’Élysée, il n’y a jamais eu de rencontre entre un chef d’État français et un chef d’État surinamien. Pourtant, les deux pays partagent, via la Guyane, une frontière de 510 kilomètres le long du fleuve Maroni, la 5e plus longue que partage la France avec l’un de ses voisins. Cet oubli ou cette faute va être réparé, mardi, lors d’un tête-à-tête entre Emmanuel Macron et son homologue Chan Santokhi, à l’occasion du sommet entre l’Union européenne, l’Amérique latine et les Caraïbes qui se tient à Bruxelles depuis lundi.

Les sujets de conversation ne devraient pas manquer entre les deux chefs d’État. D’abord pour se féliciter que la frontière entre les deux pays soit enfin fixée. Aussi incroyable que cela puisse paraître, entre 1915 (à l’époque, la Guyane hollandaise) et 2021, la frontière séparant ces deux contrées est restée imprécise donnant lieu à des tensions en 2018 à propos de la lutte contre la migration illégale, l’orpaillage illégal, la contrebande…

Le tsar russe en arbitre des frontières

Le 15 mars 2021, par un accord diplomatique, la délimitation scientifique du tracé de la frontière entre l’estuaire du Maroni jusqu’à la confluence de la Lawa, du Litani et du Rio Marouini a été enfin actée « dans un souci d’amitié et de bon voisinage ». Ce tracé inclut, du reste, un arbitrage international rendu en 1891 entre la Hollande et la France par le tsar russe Alexandre III sur le tracé de la délimitation de la Lawa ! À cette époque, les Russes respectaient les frontières…

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Ce sujet en entraîne un autre : les « tapouilles », ces bateaux de pêche du Suriname (mais aussi ceux du Brésil ou de Guyana) qui ne respectent pas les eaux territoriales guyanaises (131 000 km² ). Les « tapouilles » pillent les réserves poissonnières des pêcheurs guyanais à l’aide de filets de pêche trop fins, plus longs (10 km au lieu de 2,5 km). Un saccage des ressources halieutiques dénoncé mille fois. Ce sujet ancien ne trouve pas de solution en dépit des efforts de la marine nationale. Les « tapouilles » visent une espèce en particulier, l’acoupa rouge, dont la vessie natatoire est particulièrement recherchée pour sa prétendue vertu aphrodisiaque en Asie où elle se vend à prix d’or (plus de 150 euros le kilo).

Droit de la concurrence et pêche artisanale

Emmanuel Macron s’est engagé à renouveler la flotte vétuste des pêcheurs guyanais, comme de celle de toutes les îles classées dans les Régions ultra-périphériques (RUP). Il s’agit de la Guadeloupe, de La Réunion, de la Martinique, de Mayotte et de Saint-Martin (côté français). Les RUP ont cette particularité d’appartenir à l’Union européenne, contrairement aux territoires d’outre-mer qui ne font pas partie du marché unique. Ainsi c’est le droit européen de la concurrence qui s’applique aux pêcheurs guyanais ou réunionnais. La France ne peut donc pas aider directement ces pêcheurs sans une autorisation préalable de la Commission au titre des aides d’État.

À LIRE AUSSIEn Guyane, l’interminable traque des pêcheurs illégauxC’est là que tout se complique ! « Ce ne sont pas des gros industriels avec gros bateaux, ce sont des artisans avec de petits bateaux, avec du matériel hors d’usage, dénonce Stéphane Bijoux, l’eurodéputé Renew, natif de Saint-Denis de La Réunion. Ils n’ont rien à voir avec les pirates qui dévastent nos océans. Notre responsabilité collective, c’est de les protéger, de les accompagner. Alors il faut que cesse immédiatement cette partie de ping-pong insupportable entre Bruxelles et Paris où chacun se renvoie la balle. C’est insupportable qu’un millefeuille administratif mette en danger la vie de nos marins. »

Ping-pong entre Paris et Bruxelles

Le ping-pong a commencé il y a maintenant quelques années. Très exactement le 27 avril 2017. Ce jour-là, la Commission autorise les aides d’État pour le renouvellement des bateaux de pêche. Mais ce n’est que le début d’un long processus… Car depuis, pas un euro n’est tombé dans les caisses des pêcheurs des RUP. En effet, la France doit fournir, auparavant, un rapport détaillé sur l’état des ressources pélagiques dans les départements d’outre-mer. En 2021, la France a déposé un rapport. Mais la Commission ne l’a pas jugé suffisamment précis et a refusé les aides publiques dans l’attente d’un rapport plus détaillé.

L’Ifremer a dressé une évaluation en 2022 mais, en vérité, les chercheurs manquent de connaissances « sur une grande partie des populations de poissons, qui représentent 43 % des débarquements dans ces régions, pour élaborer un avis sur leur état écologique à l’exception des grands pélagiques (thon, espadon, marlin…) qui sont surveillés de près par différentes commissions internationales » ? comme le reconnaît Alain Biseau, biologiste des pêches à l’Ifremer.

Pendant ce temps, la pêche artisanale coule

La France doit, en outre, se conformer à une méthodologie reconnue par la Commission. Un nouveau rapport est en cours d’examen par le comité indépendant qui doit donner son avis. Nous sommes ici dans l’enfer bureaucratique où l’on veut toujours mieux faire en prenant toutes les précautions requises. Ce comité devrait statuer au mois d’octobre. Si le rapport est jugé satisfaisant, la direction générale Mare (affaires maritimes) de la Commission devait alors donner son feu vert au plus tard, avant le 1er avril 2024.

Si tout se passe bien, 7 ans se seront donc écoulés entre l’autorisation de principe des aides d’État en 2017 et l’autorisation finale… Pendant ce temps, des 500 pêcheurs guyanais, il ne reste plus qu’une centaine, selon le CRPMEM (Comité régional des pêches maritimes et des élevages marins de Guyane).

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Le gouvernement français attend ce feu vert après avoir promis, du temps de Jean Castex, 63,8 millions d’euros aux outre-mer le 4 mars 2022 pour le renouvellement de la flottille de pêche. Pour la Guyane, 17 millions d’euros sont en suspens, 16,2 millions d’euros pour la Guadeloupe, 16,2 millions pour la Martinique, 7,5 millions pour Mayotte, 6,9 millions d’euros pour La Réunion. Le 13 mai, en déplacement à La Réunion, Élisabeth Borne s’est engagée à financer à hauteur de 60 millions d’euros deux projets de lycée, dont l’un sera consacré aux métiers de la mer et l’autre au tourisme vert.

Le paradoxe tient dans le fait que la France se voit opposer le droit européen pour des pêcheurs guyanais qui vivotent à 7 400 kilomètres de Bruxelles, très loin du marché européen, en revanche, rien ne s’oppose à ce que la France aide le Suriname via l’Agence française de développement. Plus de 76 millions d’euros ont été engagés depuis l’année 2000 par l’AFD au Suriname pour améliorer notamment la construction d’un hôpital rural de 40 lits dans la localité d’Albina.

dmp

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