Disney “woke” : peut-on divertir sans transmettre de message politique ?

Quand le patron de Disney, accusé de « wokisme », invite ses créateurs à revenir à l’« entertainement » plutôt qu’à délivrer des messages politiques, il soulève une véritable question sur la nature du divertissement. Divertir est-il politique ? Réponses avec Pascal, Sartre, Adorno et Benjamin.


 

À l’occasion du DealBook Summit, un forum organisé par le journal américain The New York Times, l’actuel PDG de la firme The Walt Disney Company, Bob Iger, a rappelé à ses créateurs que leur objectif est avant tout de « divertir » et non d’« envoyer des messages » politiques. Changement de cap pour ce patron démocrate qui souhaite s’extirper de la guerre culturelle américaine. Mais que veut dire Bob Iger ? Est-il possible de divertir sans transmettre d’idées politiques ? Si l’art est d’abord une représentation du monde, ne représente-t-il pas nécessairement les rapports de pouvoir et les systèmes de valeur qui organisent ce monde ? Ne pas promouvoir d’idées progressistes ne revient-il pas à diffuser des valeurs conservatrices ?

1) Pascal : le divertissement, un moyen de fuir les questions importantes

Si les films et dessins animés de la franchise Disney sont si populaires, c’est que les spectateurs les regardent avant tout pour rêver, pour être embarqués dans un monde magique peuplé d’animaux qui parlent, de créatures et d’objets surnaturels. L’être humain veut fuir ce qui le tracasse, se fuir soi-même et s’oublier en se plongeant dans un monde féérique. Dans ses Pensées, Blaise Pascal définit le divertissement comme une diversion, une stratégie que nous mettons en place pour éviter de nous retrouver face à nous-mêmes. Se di-vertir, c’est, étymologiquement, se détourner de ce qui est important, et le divertissement concerne ainsi toutes les activités (jeu, lecture, travail, conversation) auxquelles nous nous adonnons pour éviter un rapport profond à nous-même : « Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre […] Et l’on ne recherche les conversations et les divertissements des jeux que parce qu’on ne peut demeurer chez soi avec plaisir. » Le divertissement est selon Pascal un besoin absolument vital : nous avons besoin d’être sans cesse occupés pour éviter de réfléchir à notre condition humaine, mortelle et misérable.

Le divertissement a pris aujourd’hui un sens très précis : il renvoie aux productions culturelles pour lesquelles c’est leur pure capacité d’amuser leur public qui fait le critère de richesse de l’œuvre, et non leur profondeur ou leur qualité artistique. Ce que nous attendons du divertissement, c’est qu’il nous change les idées, nous empêche de trop penser, et nous éloigne au mieux des affres d’une réflexion sur notre condition humaine. 

C’est la promesse que nous fait, au départ, Disney. Promesse explicitement tenue pour La Petite Sirène (1989), qui embarque les spectateurs pendant 1h15 « sous l’océan », là où « tout l’monde est heureux » pour oublier que « là-haut, ils bossent toute la journée, esclavagisés et prisonniers ».

2) Sartre : tout est politique, qu’on s’engage… ou qu’on ne s’engage pas

Mais comment échapper à son époque ? Comment un créateur peut-il se détourner du monde qui l’entoure et qui est, bien souvent, le sujet de son œuvre ? Ne pas s’engager, c’est s’engager à ne pas s’engager, pourrait dire Jean-Paul Sartre. Dans Situations II (1948), il s’indigne du silence des écrivains qu’il juge incompatible avec l’activité artistique et littéraire :

“Ce silence intarissable fut à la mode quelque temps et les Messageries Hachette distribuèrent dans les bibliothèques des gares des comprimés de silence sous forme de romans volumineux. Aujourd’hui, les choses en sont venues à ce point que l’on a vu des écrivains, blâmés ou punis parce qu’ils ont loué leur plume aux Allemands, faire montre d’un étonnement douloureux. ‘Eh quoi ? disent-ils, ça engage donc, ce qu’on écrit ?’”

Jean-Paul Sartre, op. cit.

L’artiste, pour Sartre, n’a en fait pas d’autre choix que de faire un choix. Il ne peut pas s’évader. Flaubert, par exemple, ne s’est pas engagé pendant la Commune de Paris : il a ainsi soutenu les bourgeois. Ne pas s’engager, se percher en haut d’une tour d’ivoire depuis laquelle on divertit généreusement les foules, c’est s’engager à ne rien faire, s’engager à soutenir l’ordre en place. 

Le pur divertissement n’existe pas, il faut choisir. Et cela vaut même pour les films qui n’ont d’autre ambition que de nous faire rire et de nous changer les idées. Prenons la célèbre comédie romantique Le Journal de Bridget Jones : rien de politique a priori. Mais pourquoi ses bourrelets sont-ils sans cesse l’objet de moqueries ? Pourquoi le gag repose-t-il parfois sur une robe difficile à enfiler ? Un film apolitique est un film qui ne remet absolument pas en question nos représentations, mais les accepte et les diffuse. En somme, si nous sommes condamnés à vivre à notre époque, nous sommes condamnés à nous positionner.

3) Adorno : pour plaire, le divertissement doit refléter l’opinion majoritaire

Les œuvres labellisées Disney sont des produits de l’industrie culturelle. Elles sont plus proches de la marchandise, du produit commercial, que de l’œuvre d’art. Dans La Dialectique de la raison (1944), Theodor Adorno et Max Horkheimer montrent que, dans une société capitaliste, les œuvres d’art deviennent des produits conçus pour le marché, à destination de consommateurs et non plus de spectateurs. Conçus en série, ces produits culturels tirent leur valeur de leur rentabilité : ils doivent donc plaire au plus grand nombre possible de spectateurs-consommateurs. 

Sans dire que le rapport de Disney à la politique est exclusivement opportuniste, on peut toutefois remarquer que l’entreprise, contrainte par le marché d’attirer le public le plus large possible, retourne sa veste quand l’économie le demande, et ce depuis plus d’un siècle. Après un Mickey Mouse aux accents anarchistes dans les années 1920, on voit apparaître une Blanche-Neige bien plus traditionnelle dans les années 1930. Imprégné de valeurs puritaines qui soutiennent l’Amérique de la Grande Dépression, le film est un succès commercial. On peut penser aussi à Pocahontas, qui correspond dans les années 1990 au souhait d’une plus grande diversité dans le choix des héroïnes, mais qui relativise la violence faite aux Amérindiens en mettant en scène des affrontements équitables entre les deux camps. En résumé, la machine Disney semble tout simplement obligée de relayer l’opinion majoritaire : impossible de « choquer », d’affirmer un véritable point de vue sincère – le risque de se mettre à dos une partie du public est trop grand. 

Le spectateur-consommateur doit simplement être amusé : il faut, là encore, di-vertir, c’est-à-dire détourner quelques instants le travailleur, rendre son travail supportable. C’est tout. Pour Adorno et Horkheimer, les produits de l’industrie culturelle ne s’adressent absolument pas à l’esprit critique du spectateur : bien au contraire, ils le confortent dans ce qu’il pense déjà. Si le divertissement s’adresse au plus grand nombre, il s’adresse à la masse, à l’ensemble et donc à personne en particulier. Il est donc illusoire de penser que l’on peut divertir sans transmettre un message politique puisque, pour vendre, il faut dire ce que tout le monde pense.

4) Benjamin : c’est par sa magie que le divertissement agit sur les consciences

Compagnon de route d’Adorno et membre de l’École de Francfort, Walter Benjamin développe toutefois une pensée singulière des nouvelles formes d’art comme la photo ou le cinéma. Dès 1933, il remarque la dimension révolutionnaire des films d’animation. Dans Expérience et Pauvreté, il affirme que Mickey Mouse est le « rêve de l’homme d’aujourd’hui » : un rêve dans lequel un homme broyé par le développement technique s’abandonne, pour souffler un peu. Dans les années 1920, Mickey est un souffle pour le travailleur dont l’expérience du monde est petit à petit démantelée par les processus de travail automatisé. La lutte de Mickey avec la technique – dont témoignent par exemple ses multiples tentatives pour maîtriser un avion fou dans Plane Crazy (1928) – devient motif de gag, comme chez Charlie Chaplin : « Cette existence est pleine de miracles qui non seulement surpassent les miracles de la technique, mais se moquent d’eux », écrit Benjamin. Mickey est l’image libératrice d’une existence qui se suffit à elle-même et qui dépasse la technique. Le monde du dessin animé apparaît dans les années 20 comme un monde de possibilités, ce qui intéresse grandement les milieux anarchistes fascinés par cet art de la mutation, de la transformation, qui brise les lois de la physique. Parce que Mickey tourne en dérision la brutalité du monde, il a en lui la possibilité de provoquer un choc chez le spectateur et d’opérer ainsi un « dynamitage thérapeutique de l’inconscient collectif » (Benjamin). Quand Mickey embrasse de force Minnie dans Plane Crazy, celle-ci le gifle et s’enfuit grâce à sa culotte devenue parachute. Chez Disney, la magie est au départ un remède à la violence du monde, et Benjamin voit là une grande force révolutionnaire. 

Dans le cinéma d’animation, la réalité n’est en effet pas découpée comme on la perçoit normalement et cette destruction de la perception courante, cette inventivité dans la narration offre une autre perspective sur le monde. C’est là que réside le potentiel révolutionnaire de l’animation : quand il ne reproduit pas la réalité, mais va au-delà de celle-ci et indique qu’une autre voie est possible. Suivant la pensée de Benjamin, Disney ne pourra donc pas changer le monde en « envoyant des messages » : une véritable invention artistique et narrative est nettement plus efficace. 

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