Kourou (Guyane), reportage
À l’exception de la large piste en latérite s’enfonçant sous la forêt, rien depuis la route nationale qui quitte Kourou pour l’ouest de la Guyane ne laisse deviner l’étendue des travaux menés par l’Association guyanaise d’insertion rurale et de développement (Agir-D).
En un peu plus de cinq ans, ce bout de forêt tropicale abrite désormais un vaste projet agricole vivrier porté par plus de 300 adhérents. Ici, une famille cultive pêle-mêle manioc, ananas et agrumes à flanc de colline. Là, une autre achève la construction d’un carbet au milieu d’une future exploitation de cacao.
Qu’il s’agisse d’autoconsommation ou de projets commerciaux, les parcelles sont toutes exploitées selon la règle de l’abattis traditionnel, une méthode de culture extensive en rotation. « Nous essayons de tendre vers la souveraineté alimentaire en respectant au mieux la forêt », résume Dario Anatole, porte-parole de l’association.
Dario Anatole, porte-parole d’Agir-D, ici dans le carbet communautaire de l’association, sur les terres explorées par Sudmine.
© Enzo Dubesset / Reporterre
En dépit de son intérêt dans une région qui importe 80 % de ses denrées alimentaires, le projet agraire est plus que jamais menacé : les terres sont convoitées par Sudmine, une compagnie minière hexagonale.
Créée en 2013, cette société ne s’intéresse pas seulement au sol amazonien pour son or, comme ce fut souvent le cas dans l’histoire guyanaise. Elle recherche avant tout du coltan, un minerai dont on extrait le tantale et le niobium. Deux ressources très utilisées dans la composition de nos appareils électroniques (téléphones et ordinateurs), dans l’aéronautique, ou dans le secteur médical et qui se trouvent en relative abondance dans les criques de la région.
« Coltan éthique »
Dans son mémoire technique, Sudmine — qui s’appuie sur les anciens travaux du Bureau minier guyanais — note par exemple que les deux gisements les plus riches de la zone présentent une teneur respective de 1 100 et 5 667 g/m³, là où la moyenne des gisements guyanais se situe entre 500 et 1 000 g/m³ [1]. En d’autres termes, l’entreprise parle de « tantalite relativement pure ».
Malgré un premier permis exclusif de recherches minières (PER-M) de 2018 à 2021, Sudmine n’a guère eu le temps d’explorer la zone en raison de la pandémie de Covid-19. Mais après des mois de lobbying et malgré les nombreux avis négatifs émis lors de l’instruction, la compagnie vient tout juste d’en obtenir la prolongation.
Depuis le 7 novembre 2023, la compagnie est autorisée à explorer une zone réduite à 26,9 km² — contre 35,6 km² initialement — jusqu’en septembre 2024. Au sein de cette zone se retrouve la quasi-totalité des 800 hectares occupés par Agir-D.

Cet abattis traditionnel appartient à une adhérente d’Agir-D. On y voit notamment un arbre à manioc et différents arbres fruitiers.
© Enzo Dubesset / Reporterre
Si, pour l’instant, seuls les travaux d’exploration sont autorisés, c’en est déjà trop pour Agir-D qui craint que cela ne vienne mettre fin à ses prétentions sur ces terres. Les demandes en ce sens ont commencé dès 2003 et, malgré de premières démarches lentes mais encourageantes, les paysans d’Agir-D n’ont jamais pu devenir propriétaires des terrains qu’ils exploitent.
Ces derniers font partie, comme 90 % des terres guyanaises, du domaine privé de l’État, qui peut donc tout à fait les concéder à un minier [2].
« Il est impensable de faire cohabiter une activité aussi polluante avec de l’alimentaire »
Bien que Sudmine se présente comme une entreprise promotrice d’un « coltan éthique », très loin des grandes compagnies minières opérant en Afrique des Grands Lacs, et se dise prête à « cohabiter » avec les paysans d’Agir-D, ces derniers ne sont pas près d’accepter les camions de l’entreprise sur leurs pistes. « Il est impensable de faire cohabiter une activité aussi polluante que l’industrie minière avec des activités alimentaires », affirme Dario Anatole.
Le cas d’Agir-D est loin d’être le seul conflit d’usage du dossier Sudmine. « Avec ce projet minier, ce sont nos cours d’eau qui seront pollués, nos générations futures qui seront contaminées », dit par exemple Éric Louis, chef coutumier Kali’nas — un des peuples autochtones de Guyane — du village Kuwano, situé à l’orée du périmètre accordé à Sudmine.
Alors que leurs zones de chasse et de pêche — dont le droit a été reconnu par l’État — sont situées dans l’enceinte du permis de recherche de Sudmine, la soixantaine d’habitants de Kuwano sont en première ligne face à ce risque. Pour autant, ce ne sont pas les seules victimes potentielles.

« Avec ce projet minier, ce sont nos générations futures qui seront contaminées »}, déplore Éric Louis, chef coutumier Kali’nas – un des peuples autochtones de Guyane – du village Kuwano.
© Enzo Dubesset / Reporterre
Le déboisement, préalable à n’importe quelle extraction minière, aussi éthique se présente-t-elle, risque en effet de lessiver les sols, drainant les métaux lourds naturellement présents dans le sol, comme le plomb ou le mercure, vers les criques. En intégrant les cours d’eau, ces polluants aux conséquences désastreuses sur la santé à long terme intègrent aussi la chaîne alimentaire, jusqu’à l’homme.
« Le projet ne peut pas être plus mal placé. Le plus grave, c’est sans doute la proximité d’un point de captage en eau potable, qui alimente près de 100 000 personnes sur Kourou mais aussi sur Cayenne », dit Thomas Saunier, président de la Compagnie des guides de Guyane, opposée au projet.

Thomas Saunier, président de la Compagnie des guides de Guyane, a déjà mené la lutte contre une autre mine, dont l’autorisation d’exploitation a été annulée par la justice en 2019.
© Enzo Dubesset / Reporterre
Si la zone intéressant Sudmine n’inclut pas ce point de captage, elle se situe en amont de celui-ci et se superpose à son « périmètre de protection éloignée ». Cet argument avait d’ailleurs été invoqué dès 2016 par la mairie de Kourou pour justifier son désaccord avec le projet.
Recours en justice
Enfin, alors que la compagnie minière brandit fréquemment l’argument économique en invoquant la « création d’emplois » ou l’intérêt qu’il y a pour la Guyane à « valoriser son potentiel non aurifère », les nuisances liées à l’extraction minière risquent de pénaliser le secteur touristique local.
Le secteur convoité par Sudmine englobe le sentier dit de « la Montagne des singes », un des chemins de randonnée les plus populaires de Guyane, dont la fréquentation est estimée à plusieurs milliers de personnes par an. Un spot particulièrement prisé en raison de sa faune et sa flore, dont l’intérêt a été reconnu par son classement en zone naturelle d’intérêt écologique, faunistique et floristique (Znieff).

Le secteur convoité par Sudmine englobe le sentier dit de « la Montagne des singes », un des chemins de randonnée les plus populaires de Guyane
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« Pour l’instant, nous n’en sommes qu’au stade de l’exploration. C’est compliqué de définir une méthode d’exploitation, explique Michaël Laloua, directeur de Sudmine, qui explore en parallèle deux autres sites, dans l’ouest guyanais. Mais si c’est le cas un jour, nous nous engageons à utiliser les meilleures techniques disponibles pour épargner l’environnement et il y aura, de toute façon, une remise en état du site. »
Par ailleurs, la volonté de Sudmine de procéder rapidement à une « phase d’exploitation test » de l’ordre de 1 000 m³ avant l’exploitation proprement dite inquiète particulièrement les opposants mais n’émeut pas le directeur de Sudmine. Il rappelle que ce projet sera « soumis à autorisation environnementale », une demande qui n’a, à ce jour, pas encore été faite.
Stratégie européenne
Dans un territoire échaudé par l’exploitation minière, légale comme illégale, ces réponses peinent à rassurer. En janvier, Agir-D et l’association Guyane Nature Environnement (avec le soutien de T° Leuyu et de la Compagnie des guides de Guyane) ont tous deux déposé un recours (gracieux, pour l’instant) contre la prolongation du PER-M. « S’il y a le moindre risque, comme ici, la règle, ça devrait être d’interdire tout projet minier. Tout simplement », affirme Thomas Saunier.
Ultime décisionnaire dans cette lutte naissante, Bercy, qui pilote la politique minière de la France, a de son côté refusé de répondre à nos questions sur son choix d’autoriser la prolongation de recherches minières aussi polémiques.

Créée en 2013, Sudmine recherche avant tout du coltan, un minerai dont on extrait le tantale et le niobium pour les appareils électroniques, dans l’aéronautique, ou le secteur médical.
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En revanche, le gouvernement a plusieurs fois affirmé sa volonté de prioriser la sécurisation des approvisionnements en matières premières « critiques » [3], comme le coltan.
C’est le sens de l’accord provisoire adopté entre les États de l’Union européenne en novembre dernier qui fixe, entre autres, l’objectif d’extraire 10 % de la consommation annuelle européenne de métaux au sein des pays membres d’ici 2030. Des stratégies pensées bien loin de la Guyane et des préoccupations de sa population qui, à l’instar de Sandra Dambo, d’Agir-D, souhaitait simplement, grâce à son abattis, « pouvoir mieux manger et mieux vivre que dans une cage à poules à Kourou ».
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