Si je pouvais remonter dans le temps pour dire à la « moi » du passé qu’un jour elle écrirait une chronique sur le sport, elle serait estomaquée. Parce que la moi de douze ans pense qu’elle n’aime pas le sport, qu’elle est naturellement et irrévocablement nulle et que, de toute façon, c’est réservé aux garçons.
Sauf qu’il n’y a rien d’inné à cette histoire de désamour entre plusieurs filles et le sport. Et récemment, l’engouement autour de la Ligue professionnelle de hockey féminin, lancée en août 2023, permet de revoir la place qu’on fait aux filles et aux femmes dans l’univers sportif.
Éducation physique : douloureuses racines
Pour plusieurs filles, une relation houleuse avec le sport prend ses racines dans des cours d’éducation physique qui tournent au cauchemar à l’aube de la puberté.
J’ai un souvenir vif de ce point de bascule.
Alors que l’exercice physique était jusque-là présenté dans les cours de manière ludique sous forme de jeux d’adresse et de quêtes en équipe, le cursus s’est métamorphosé à la fin du primaire, ne devenant exclusivement qu’une exploration cyclique des différents sports (basketball, soccer, volleyball, etc.). Les gestes que nous posions et les équipements utilisés étaient à toutes fins pratiques les mêmes mais, étiquetés comme des séances de sport, ces cours qui me plaisaient autrefois sont devenus ma hantise.
Je me rappelle que l’attitude des garçons avait changé. Autrefois d’amicaux coéquipiers de jeu, ils semblaient désormais animés d’un désir de performance accru, parfois presque agressif, et ils paraissaient déjà détenir une certaine maîtrise des stratégies et des mouvements requis pour s’illustrer dans la partie.
Ce n’est pas que les femmes n’aiment pas le sport. C’est le sport qui a trop longtemps détesté les femmes.
Mon sentiment d’inadéquation s’est mis à croître de manière inversement proportionnelle à mon utilité sur le terrain, au fur et à mesure que je sentais le plaisir sportif s’échapper de mon être. Je n’étais jamais au bon endroit au bon moment, figée lorsque la balle me revenait.
J’ai eu la chance d’avoir d’encourageants et bienveillants enseignants d’éducation physique. Mais je pense qu’ils n’ont jamais pu soupçonner la douleur que j’ai ressentie chaque fois que j’ai pénétré le gymnase qui leur tenait lieu de salle de classe. Ils n’ont pas perçu à quel point le temps se dilatait lorsque je devais quitter la sécurité des gradins pour pénétrer l’aire de jeu, arène de masculinité qui ne m’apportait que honte et affliction.
Lancer comme une fille
Ce n’est que bien plus tard que j’ai compris que mon vécu s’inscrivait dans un vaste phénomène de socialisation genrée qui veut que les cours d’éducation physique constituent une sorte de réforme imposée aux filles quant à leur relation au sport et, plus largement, à leur position sociale.
Déjà dans les années 1980, Iris Marion Young écrivait dans l’article phare « Throwing Like a Girl » que la recherche n’atteste de prime abord d’aucune différence motrice entre les filles et les garçons. Par contre, au fur et à mesure qu’elles grandissent, devenant objet du regard et intégrant les codes de la féminité de grâce et d’agréabilité, les filles commencent à se mouvoir différemment et développent une timidité corporelle. Elles tendent par exemple à moins perfectionner les habiletés requises pour effectuer un lancer fort et précis, et deviennent considérées comme plus fragiles, contrairement à leurs camarades masculins.
Il n’y a rien d’inné à cette histoire de désamour entre plusieurs filles et le sport.
Les cours de sport et la culture sportive en général parachèvent donc l’assignation des filles au passif, et des garçons à l’actif.
Dans le gym comme dans la vie, elles seront encouragées à être les cheerleaders agréables à regarder ou les spectatrices qui restent dans les gradins, et ils seront les stars qui exécutent des prouesses. Et si les femmes sont sur le terrain, on s’assurera qu’elles demeurent objets du regard, quitte à leur imposer un uniforme inconfortable qui les rend parfois mal à l’aise.
Disparité entre sport masculin et féminin
En parallèle, l’attention médiatique et le financement accordés au sport professionnel masculin renforcent depuis des décennies cette assignation genrée dans notre culture.
Il n’y a absolument rien, outre notre misogynie internalisée, qui puisse justifier la disparité des salaires entre les sportives et les sportifs professionnel·les, l’importance accordée aux sports professionnels masculins dans les médias ou encore dans les budgets gouvernementaux.
Les organes de presse se dotent tous d’analystes sportifs et les résultats des matchs, la constitution des équipes et les repêchages font la manchette. Le sport masculin, comme tout ce qui est traditionnellement associé aux hommes, est considéré comme un sujet d’importance générale, alors que ce qui est associé aux filles relève du particulier, s’inscrit en marge.
Il n’est donc pas avéré d’affirmer que la plupart des femmes n’aiment pas le sport. C’est le sport qui a trop longtemps détesté les femmes, au point où il a même encouragé et glorifié la culture du viol, comme en témoignent les nombreuses dénonciations de crimes sexuels dans les ligues de hockey masculin.
Armistice
Mais voilà que survient une époustouflante éclaircie dans ce portrait. Le 20 avril dernier, le Centre Bell s’est rempli à pleine capacité pour un match de la Ligue professionnelle de hockey féminin, un record en Amérique du Nord.
L’engouement pour l’équipe de Marie-Philip Poulin, Laura Stacey, Ann-Renée Desbiens – pour ne nommer qu’elles – continue de prendre de l’ampleur. Au point où on rapporte que les joueuses suscitent l’admiration de plusieurs enfants qui vont peut-être grandir en trouvant normal qu’on s’intéresse au sport professionnel féminin au même titre qu’au sport masculin.
Je m’aperçois que le sport et moi, on a commencé à se réapprivoiser.
Il m’aura fallu des décennies pour comprendre qu’on ne nait pas femme-qui-n’aime-pas-le-sport, on le devient.
Et voici qu’au contact de femmes qui se passionnent de sport, de celles et ceux qui (re)découvrent le sport professionnel féminin et remplissent les stades, et grâce à la persévérance et aux efforts concertés des sportives professionnelles, des commentatrices, des analystes, des entraîneuses qui défoncent les plafonds de verre, je m’aperçois que le sport et moi, on a commencé à se réapprivoiser.
Pour la première fois dans ma vie, j’ai envie de revêtir le chandail d’une équipe et de crier à tout rompre dans un amphithéâtre pour encourager ces championnes.
Je ne l’attendais plus, cette armistice entre le sport et moi, mais vous dire comme elle est tendre…
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