Impossible de le rater. Avec son immense toile tricolore rouge, jaune et bleue tendue sur trois mâts, le tout nouveau chapiteau de la compagnie des Nouveaux Disparus trône fièrement au centre de la place De Brouckère. Une première pour cette troupe de théâtre forain belge fondée en 1994.
En cette fin d’après-midi, c’est l’effervescence. Dans moins de 48 heures, tout devra être fin prêt pour donner le coup d’envoi d’une série de huit représentations, du 12 au 20 avril, du Songe, un spectacle de théâtre librement inspiré du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Alors, ils sont une dizaine, membres de la compagnie et coup de pouce de techniciens extérieurs, à s’activer pour terminer le montage du chapiteau, fixer les gradins, brancher les projecteurs, installer le décor, etc. “Je pensais qu’on y arriverait en deux jours, confie Jamal Youssfi, directeur artistique de la compagnie. Mais il nous en aura déjà fallu quatre et on n’a pas encore fini…” Comédiens et comédiennes, chorégraphe, assistante administrative… sont venus prêter main-forte. “Tout le monde est au four et au moulin, rit, un peu nerveusement, Jamal Youssfi, mais cela fait partie de notre esprit de cohésion. C’est très chouette”.
Si le montage du chapiteau lui donne quelques sueurs froides, c’est parce qu’il s’agit d’une structure flambant neuve. “Avec notre vieux chapiteau, on a tourné trois cents fois en quinze ans, raconte-t-il. Donc, pour ce projet-ci, La Nomad House, on voulait un nouveau chapiteau. On est parti de petits dessins, avec trois mâts de tailles différentes”. Et l’esquisse est devenue concrète. “À présent, on doit l’apprivoiser, car ce qui est magnifique dans ce chapiteau, c’est sa configuration un peu particulière. Rien n’est géographique ni mathématique. À l’intérieur, il est très anarchique, avec trois gradins (d’une capacité totale de 200 spectateurs, NdlR) posés en une forme triangulaire. On a vraiment dû s’habituer, car les dix comédiens de la troupe circulent sur un espace de moins de 35m2.”
Un financement d’un million d’euros
À mi-voix, mais trahi par ses yeux pétillants, Jamal Youssfi le reconnaît : la Nomad House est “le” projet de la compagnie des Nouveaux Disparus, qui fêtera bientôt ses trente ans d’existence. Habituée à sillonner les routes d’ici et d’ailleurs, la troupe s’est, cette fois, investie dans un projet transnational d’envergure, chapeauté par un comité d’académiciens (Universités de Liège, de Padoue et de Sousse). Outre Bruxelles, elle passera, d’ici à juillet prochain, par cinq autres villes européennes : Postdam (Allemagne), Thessalonique (Grèce), Partinico (Italie), Sousse (Tunisie) et Paris (France).
Ces cinq haltes n’ont pas été choisies par hasard puisque chacun de ces pays est concerné par des enjeux humains, socio-économiques, géopolitiques… en lien avec la migration. Un thème cher à Jamal Youssfi et son équipe. “Ce projet est parti d’un précédent spectacle, La Traversée de la mort, que j’ai créé en 2007 et avec lequel nous avions tourné en Afrique du Nord, dont le Maroc, mon pays d’origine, explique le directeur artistique. Ce spectacle racontait la traversée de migrants depuis le nord du Maroc vers le sud de l’Espagne, au péril de leur vie. C’était un spectacle très violent dans lequel le spectateur était bousculé, car il devenait un candidat à l’immigration clandestine”.
Ces cinq haltes n’ont pas été choisies par hasard puisque chacun de ces pays est concerné par des enjeux humains, socio-économiques, géopolitiques… en lien avec la migration.
Quinze ans plus tard, “rien n’a changé”, se désole-t-il. “La situation a même empiré, avec les conflits en Ukraine, Syrie, Libye, Afghanistan, Palestine…” En tant qu’auteur et metteur en scène, il a donc imaginé un projet librement inspiré du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare, qui pourrait être mené en partenariat avec d’autres pays européens. “Et, en deux ans, on est passé du rêve à la réalité puisque notre projet a été accepté dans le cadre du programme Europe Créative et a reçu un financement à hauteur d’un million d’euros.” Au cœur de cette démarche ? “La volonté de changer l’image qu’ont les Européens, les médias, les politiques… de la question migratoire”, résume Jamal Youssfi. Comment ? En donnant directement la parole à celles et ceux qui ont décidé de quitter leur pays dans l’espoir de mener une vie meilleure ailleurs, en favorisant l’émergence de témoignages de migrants et en suscitant le dialogue interculturel.
Comédiens professionnels et artistes nomades
Pourquoi Shakespeare ? “L’écriture, la réflexion de Shakespeare sont très actuelles, reprend Jamal Youssfi. Elles sont aussi tellement riches que je me suis dit que, dans mon adaptation, je pourrais faire ce que je veux. J’avais d’abord pensé, pour les 25 ans de la compagnie, à créer un Shakespeare des quartiers, avec lequel on tournerait dans les quartiers. Puis est arrivé ce projet européen. Après La Traversée de la mort qui était un spectacle très dur, j’avais envie de légèreté. J’ai relu et hésité entre plusieurs pièces – La Tempête, Comme il vous plaira… ou Le Songe – et j’ai choisi cette dernière, qui est une comédie”.
Dans sa version finale, Jamal Youssfi imagine ainsi l’histoire d’une troupe de théâtre engagée par une scène nationale pour jouer une adaptation du Songe d’une nuit d’été de Shakespeare. Lorsque les comédiens prennent leur pause pendant les répétitions, ils rencontrent des migrants, qui vivent dans un camp de fortune non loin de là. Ils décident alors d’héberger les migrants dans le théâtre. Mais la police débarque. Pour protéger les migrants, le directeur du théâtre les présente comme des comédiens appartenant à la troupe. La metteuse en scène n’a alors plus d’autre choix que de les faire jouer dans sa pièce.
À Bruxelles, le spectacle est interprété en français par dix comédiens professionnels, dont deux circassiens. Dans les pays partenaires, en revanche, des personnes migrantes, que Jamal Youssfi appelle “des artistes nomades”, ont été associées au processus créatif et au jeu, à l’issue de divers ateliers artistiques donnés sur place. Ces artistes nomades seront rejoints par la troupe des Nouveaux Disparus pour jouer tous ensemble Le Songe, en anglais mais aussi dans plein d’autres langues. “En Grèce, par exemple, ils seront vingt sur scène et s’exprimeront chacun dans la langue de leur choix, soit neuf langues différentes : anglais, français, perse, arabe, albanais, moldave, turc, italien et pachtou, le tout étant surtitré.”
”Ça a été difficile de ne pas travailler à Bruxelles sur ce projet avec des personnes migrantes, avoue le metteur en scène, mais nous sommes un consortium de six partenaires, chacun ayant sa part du cahier des charges à remplir. Et la création revenait à la Belgique”.
”Shakespeare à ‘notre sauce’”
Outre Le Songe, La Nomad House propose au public deux autres événements pour prolonger la réflexion sur la question migratoire : une exposition photo et digitale sur les traces de la migration par la photojournaliste Selene Magnolia, qui accompagnera toute la tournée européenne ; et un cycle de conférences propre à chaque partenaire – à Bruxelles, on abordera le 18 avril à 9h30 Les représentations des migrants et de la migration dans les pratiques artistiques.
L’ensemble de la programmation est gratuit (pour Le Songe, les artistes sont rémunérés au chapeau) et accessible à toutes et tous. Des représentations réservées aux écoles primaires et secondaires sont également prévues.
La culture doit aussi devenir une priorité pour ces publics parce qu’elle est vecteur d’émancipation, de réflexion, de débat, de discussion, d’ouverture…
C’est inscrit dans son ADN : la compagnie des Nouveaux Disparus a toujours œuvré à amener une culture de qualité auprès des publics les plus fragiles, en plantant son chapiteau au cœur des quartiers précarisés de Bruxelles. Alors que la ministre de la Culture ne cesse d’encourager “la culture pour tous”, quel regard porte Jamal Youssfi sur l’offre culturelle aujourd’hui ? “On a forcé le travail de médiation culturelle en demandant à tous les théâtres de faire des notes de médiation. Mais, pour moi, le travail de médiation ne consiste pas à inviter des professeurs, des coordinateurs d’associations ou des élèves à assister à un spectacle. Un vrai travail de médiation, c’est aller chercher le public populaire [dans son quartier], défend Jamal Youssfi. C’est une réalité : bien que beaucoup de mes collègues ont de chouettes intentions, le théâtre reste un outil de divertissement pseudo-bourgeois”. Voici d’ailleurs plus d’un mois que “nous avons lancé une communication dans toutes les cités de logements sociaux bruxellois pour annoncer le spectacle Le Songe”. “La culture doit aussi devenir une priorité pour ces publics parce qu’elle est vecteur d’émancipation, de réflexion, de débat, de discussion, d’ouverture…”
Venu pour répéter Le Songe, Ben Hamidou, l’un des comédiens de la troupe depuis plus de vingt ans, confirme : “Que l’on aime ou pas le travail des Nouveaux Disparus, c’est l’essence même du théâtre. C’est ce que faisaient Molière ou Shakespeare : aller dans les marchés, aller chez les gens. Avec notre chapiteau, nous sommes proches du public. C’est un premier pas, un premier contact. Au fil du temps, les gens nous connaissent un peu. Le Songe, même si on retrouve les mots, l’œuvre, ils savent que c’est Shakespeare à ‘notre sauce’. Et, donc, cela va leur donner envie de sortir de chez eux. Notre objectif est qu’ils se disent : ‘Tiens, le théâtre, c’est aussi pour nous’”.
→ Du 12 au 20 avril, place De Brouckère à Bruxelles. Infos et réservation gratuite sur lanomadhouse.com
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