La crise migratoire à la frontière sud, une bombe à retardement pour Joe Biden ?

  • Les Etats-Unis font face à un afflux record de migrants, avec près de 2,5 millions de traversées illégales de la frontière sud en un an, selon des chiffres publiés dimanche.
  • S’il était possible de presque tous les refouler jusqu’en mai dernier avec l’urgence sanitaire du Covid-19, une majorité peut désormais rester temporairement, comme c’était le cas avant la pandémie.
  • Alors que même des élus démocrates appellent à l’aide, l’administration Biden durcit sa politique en vue de la présidentielle de 2024.

De notre correspondant aux Etats-Unis,

« La crise à la frontière va détruire New York. La ville que l’on aime, on est sur le point de la perdre. » L’auteur de ces propos n’est pas Donald Trump mais bien le maire démocrate de Big Apple, Eric Adams. Début septembre, il sonnait l’alarme face à l’arrivée de 110.000 migrants au cours des douze derniers mois, avec des services sociaux new-yorkais au « bord de la rupture ».

Il n’est pas le seul. Alors que le nombre d’entrées illégales par la frontière sud atteint des niveaux records – près de 2,5 millions sur les douze derniers mois, selon des chiffres publiés dimanche – plusieurs villes ont déclaré l’état d’urgence, au Texas et en Californie. Si bien que Joe Biden fait face à une crise humanitaire – et forcément politique – à un peu plus d’un an de la présidentielle de novembre 2024.

Des chiffres records mais à remettre en perspective

Sur les 12 derniers mois donc, 2,47 millions d’entrées illégales – un chiffre différent du nombre de personnes, car il inclut les récidives – ont été enregistrées à la frontière avec le Mexique. Il s’agit d’un nouveau record, qui dépasse les 2,3 millions de 2022. C’est cinq fois plus qu’en 2020, et trois fois plus qu’en 2019 – la dernière année pré-Covid de l’administration Trump.

Les crises migratoires sont cycliques et affectent les présidents républicains comme les démocrates. Leurs niveaux sont relatifs à la population américaine et étaient quasi comparables dans les années 1980 sous Ronald Reagan, puis à la fin des années 1990 sous Bill Clinton. Il y a ensuite eu une forte baisse pendant les années Obama-Trump, avant une remontée en flèche ces trois dernières années. Jusqu’en 2020, il s’agissait avant tout de ressortissants mexicains venant seuls chercher du travail. Aujourd’hui, ce sont des familles entières fuyant la pauvreté et les violences, notamment du « triangle du Nord » (Guatemala, Honduras, El Salvador), avec un afflux récent du Venezuela, de Cuba et du Nicaragua, mais aussi des réfugiés de pays « atypiques » (Syrie, Ukraine, Russie) qui transitent par l’Amérique centrale.

Des villes frontalières et des métropoles sous pression

Début octobre, plus d’un millier de migrants sont arrivés sur le toit d’un train de marchandises à Ciudad Juarez, au Mexique, pour tenter de rejoindre El Paso, au Texas. Ils passent par-dessus des barbelés, entre deux pans de mur ou traversent les obstacles naturels que sont le désert et le fleuve Rio Grande, pour se « rendre » à la police des frontières. A quelques centaines de kilomètres au sud-est, à Eagle Pass, où Elon Musk est venu jouer les « journalistes citoyens », 4.000 migrants sont arrivés en 24 heures, et trois fois plus sur une semaine, soit près de la moitié de la population de cette ville de 29.000 habitants.

En Californie, San Diego, située en face de Tijuana, a déclaré une « urgence humanitaire » pour obtenir davantage de ressources de l’Etat fédéral. Le maire démocrate d’El Paso l’avait fait dès le printemps. Dans ce bras de fer politique, plusieurs gouverneurs républicains ont envoyé des bus et des avions de migrants dans des bastions démocrates. Des villes comme New York et Chicago ont du mal à répondre, et de nombreux migrants se retrouvent sans abri.

Ce qui a changé avec la fin de l’urgence sanitaire

Jusqu’à mai dernier, l’administration Biden pouvait, comme celle de Donald Trump, refouler l’essentiel des migrants, y compris les demandeurs d’asile, en vertu de l’urgence sanitaire déclarée face à la pandémie du Covid-19. Mais avec la fin du « Title 42 » et le retour à l’ancestral « Title 8 », le système est saturé. Et ce même avec l’instauration de l’appli mobile CBP One, via laquelle les demandeurs d’asile doivent demander préalablement un rendez-vous.

Franchir illégalement la frontière reste un crime passible d’une expulsion, mais les migrants doivent d’abord passer devant un juge, ce qui peut prendre plusieurs mois, voire des années. Une minorité attend en détention dans une cellule de la police douanière (ICE) mais pour l’essentiel, les migrants sont remis en liberté sur le territoire américain en attendant leur comparution. Selon une estimation du Washington Office on Latin America (WOLA), une ONG qui défend les migrants d’Amérique latine, environ 1 million de personnes ont ainsi pu rester aux Etats-Unis sur les douze derniers mois, pour un pays comptant 332 millions d’habitants.

Une situation « intenable », selon un shérif de l’Arizona

Dave Rhodes, shérif républicain du comté de Yavapai (banlieue de Phoenix), dans l’Etat frontalier de l’Arizona, partage son expérience du terrain avec 20 Minutes :

La situation est intenable. C’est le pire que j’ai vu en vingt-sept ans de carrière. Pas seulement pour les entrées illégales, mais aussi pour les saisies de fentanyl, le travail forcé et le trafic d’être humains, et on commence en voir les effets sur l’insécurité. La frontière a été marchandisée par les cartels et les passeurs, qui gagnent des milliards de dollars. Et les forces de l’ordre de l’Arizona n’ont aucun moyen d’agir car la sécurisation de la frontière dépend de l’Etat fédéral.

Rhodes critique la « rhétorique » de Joe Biden qui, en prenant ses fonctions, « a voulu assouplir les règles imposées par son prédécesseur et a envoyé le message au monde entier que la frontière américaine était ouverte ». Et de souligner que des actions des gouverneurs du Texas (une barrière flottante sur le Rio Grande) ou de l’Arizona (un mur de conteneurs) ont été attaquées en justice par l’administration Biden.

Un mur de containers à la frontière entre l’Arizona et le Mexique. – Ross D. Franklin/AP/SIPA

Les Etats-Unis « pas au bord de la rupture », répond une ONG

« Il y a 21 millions de personnes qui migrent à travers le continent américain : toute la région connaît des difficultés pour les intégrer », estime Adam Isacson, directeur pour la surveillance de la défense à WOLA. Il rejette pourtant l’idée que les Etats-Unis soient « au bord de la rupture », avec un « taux de chômage historiquement faible et une pénurie de main-d’œuvre ».

Selon lui, le problème principal vient des lois sur l’immigration, dépassées et qu’aucun Congrès n’est parvenu à réformer depuis 1986. L’expert cite « le faible nombre de personnes qui peuvent demander une carte verte ou un permis de travail temporaire, ce qui fait du droit d’asile le seul recours possible ». Mais aussi une loi de 1996 qui empêche les demandeurs d’asile de travailler pendant les six premiers mois, lesquels deviennent donc une charge pour les services publics pour se nourrir ou se loger. Avec une Chambre des représentants sans Speaker actuellement, et une élection présidentielle dans un an, rien ne va changer.

Vulnérable, Biden durcit sa politique en vue de la présidentielle

Deux Américains sur trois critiquent la gestion de la frontière du président américain, si bien que les élus républicains – et Donald Trump – en profitent avec des attaques permanentes. Joe Biden semble tenter un virage vers davantage de fermeté. Il a relancé ces dernières semaines les expulsions directes vers le Venezuela pour les immigrants en situation irrégulière – une pratique longtemps suspendue à cause de la crise économique et sécuritaire dans le pays.

Dans le même temps, le ministre de la Sécurité intérieure, Alejandro Mayorkas, a indiqué qu’une nouvelle portion du mur lancé par Donald Trump serait érigée dans la vallée du Rio Grande, à la frontière avec le Mexique. Embêté, Joe Biden a précisé qu’il pensait toujours qu’un mur « n’était pas la solution », mais qu’il y est contraint car il n’a pas réussi à convaincre le Congrès de réallouer ces fonds pour un autre projet.

« Ces annonces montrent que l’administration Biden est consciente que la frontière sera un des points sur lesquels les républicains vont se concentrer [pour la présidentielle], et les démocrates, vulnérables (au Congrès), auront besoin de résultats tangibles », estime Kate deGruyter, du think tank de centre gauche Third Way. « Après presque trois ans en poste, le président Biden réalise enfin le niveau de frustration avec sa politique. Les Américains, au-delà des Etats frontaliers, se rendent compte du coût d’une frontière ouverte », acquiesce Barrett Marson, stratège républicain de l’Arizona, un Etat remporté par Joe Biden avec à peine 10.000 voix d’écart en 2020. Pour Marson, « si Biden ne parvient pas à rétablir un certain contrôle sur la situation migratoire, il en paiera le prix en 2024 ».




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