1Le potentiel de l’étude des chaînes opératoires actuelles de la céramique comme sources pour reconstituer les processus socio-historiques passés est désormais bien établi, avec de nombreuses études déjà réalisées sur le continent africain, notamment en technologie comparée (voir, par exemple, Mayor 2011 ; Livingstone Smith 2016 ; Gosselain 2018).
2Cependant, dans des régions comme l’Afrique centrale, disposer de données suffisantes pour ce type d’étude reste un défi à cause, d’une part, de la disparition de plus en plus marquée de la pratique de la céramique et, d’autre part, des difficultés logistiques et sécuritaires d’accès au terrain.
3Nous présentons, ici, de nouvelles données inédites obtenues dans la province de la Tshopo en République démocratique du Congo, région encore largement sous-documentée en ce qui concerne l’étude de la céramique. Les données disponibles dans le quart nord-est du Congo provenaient jusqu’à ce jour essentiellement de sources coloniales (p. ex., Delhaise-Arnoult 1912) et de quelques publications scientifiques plus récentes (p. ex., Mercader et al. 2000 ; Smith 1993) et étaient très parcellaires. Récemment, deux projets, Boyekoli Ebale Congo et Banturivers (ERC Starting grant, 804261 PI. Birgit Ricquier), ont permis d’apporter des données, plus ou moins détaillées, sur les procédés de fabrication de la poterie aux xxe et xxie siècles dans la province de la Tshopo (Livingstone Smith et al. 2010, 2017 ; Ricquier et al. 2023 ; Nieblas Ramirez et al. 2023, 2024 ; Vutseme Sokoni et al. 2024). Nous nous concentrerons ici sur les zones de Banalia, Ubundu et Wanye Rukula (fig. 1). Une série d’entretiens réalisés le long du fleuve Congo et documentant la technique du martelage sur forme concave (Livingstone Smith et al. 2017 ; Nieblas Ramirez et al. 2024 ; Vutseme Sokoni et al. 2024) seront traités dans une publication ultérieure.
Figure 1 – Carte de distribution des techniques d’ébauchage et localisation des lieux mentionnés dans le texte
1. Bongbangu ; 2. Kole ; 3. Bobabe ; 4. Wanye Rukula ; 5. Banyakipanga ; 6. Bamanga ; 7. Ubundu ; 8. Oussimame ; 9. Zone Mangbetu ; 10. Zone Budu-Nyari ; 11. Zone lac Edouard
© N. Nikis, CC-BY-NC-ND 4.0
4Les données les plus précises ont été collectées dans le territoire de Banalia – entité administrative déconcentrée de la province de la Tshopo située au nord de Kisangani –, lors de deux enquêtes réalisées en août 2023 et mai 2024 par l’une d’entre nous (L. Vutseme Sokoni). Elles ont été effectuées dans le cadre d’un mémoire de DEA à l’Université de Kisangani et financées par le projet Banturivers. Les deux localités investiguées avaient été indiquées à Banalia comme deux centres de production de poterie connus dans la région. Le village Bongbangu est situé à une trentaine de kilomètres à l’est de Kole, chef-lieu du secteur Baboa de Kole, et le village Bobabe est à deux kilomètres du bureau territorial de Banalia. Le questionnaire utilisé lors de ces enquêtes a été élaboré par Olivier Gosselain et Alexandre Livingstone Smith (Gosselain 2017, 2018).
5Les données d’Ubundu et Wanye Rukula ont été obtenues auprès de personnes ne pratiquant pas ou plus la poterie lors de la mission archéologique 2022 du projet Banturivers (Nieblas Ramirez et al. 2023). Celles-ci sont beaucoup moins détaillées, car ne portant pas sur des descriptions complètes du processus de façonnage. Elles fournissent essentiellement des informations sur l’étape d’ébauchage des récipients.
6Ces données de terrain seront comparées aux quelques publications et documents d’archives disponibles pour le sud-est du bassin du Congo pour offrir une perspective régionale. Le propos restera essentiellement descriptif, se concentrant sur les aspects techniques. Une carte (fig. 1) et une discussion préliminaire sur la distribution des techniques d’ébauchage du récipient dans la région sont néanmoins proposées.
7Deux potières encore en activité ont pu être interrogées dans le territoire de Banalia.
8Celle rencontrée au village Bongbangu se nomme Angélique G., s’identifie comme Boa de Telé et parle le kiboa. Elle est née à Zambeke en 1947 où elle a passé une partie de sa vie et quelques mois à Kisangani. Mariée avec un natif de Bongbangu qui était Boa, elle a appris à fabriquer la poterie lors de son installation dans le village auprès de sa belle-mère aujourd’hui défunte. Celle-ci avait aussi appris auprès de sa belle-mère à Bongbangu. Toutes deux étaient boa. Angélique G. n’est pas l’unique potière du village. Il y a aussi ses filles (celles qui ne sont pas encore mariées et celles qui le sont déjà et qui font la poterie dans le village de leurs époux) ainsi que les nièces par alliance qui habitent le village.
9La potière rencontrée dans le village de Bobabe se nomme Germaine M. Elle s’identifie comme Ngelema et est née à Kole en 1976 ; elle a appris la fabrication de la poterie de sa mère qui était ngelema alors que son père était boa de Kole. Avec sa jeune sœur, que nous n’avons pas interviewée, elles restent les seules potières en exercice dans ce village.
10Dans les deux cas, cette pratique est réservée aux femmes et est accessible à toute jeune fille désireuse d’apprendre le métier ; elle n’est pas l’apanage d’une famille. Évoluant dans un système patrilocal, les filles des villages avoisinants qui se marient aux hommes de Bongbangu, et se déplacent dans le village de leur mari, peuvent apprendre le métier aux côtés de leur belle-mère – comme cela a été le cas d’Angélique G. – ou de leurs belles-sœurs. Elles apprennent le métier par conformisme et pour améliorer l’ordinaire.
11D’après Angélique G. et Germaine M., il n’y a pas d’âge précis pour l’apprentissage, il commence dès que la fille manifeste de l’intérêt et des aptitudes pour ce travail. La jeune fille désireuse d’apprendre s’assoit près d’une potière en action, membre du village (mère, tante, grand-mère, belle-mère) et l’assiste durant son travail avant de s’y mettre elle-même. C’est en manipulant des boulettes d’argile qui traînent que l’apprentie acquiert la technique et tout ce qu’elle doit savoir sur le métier. Tel est le cas d’Yvonne, âgée de plus ou moins 7 ans, la petite fille de la potière, qui a produit un pot au même moment que sa grand-mère.
12La potière Angélique G. témoigne aussi que le processus d’apprentissage peut durer plusieurs années. Au début, l’apprentie fabrique des récipients uniquement pour un usage domestique privé et limité au niveau familial. Il lui faut maîtriser suffisamment les techniques de fabrication pour pouvoir faire de la poterie son métier et s’attirer une clientèle. Ceci n’exclut pas pour autant la possibilité d’un apprentissage de plus courte durée, mais elle insiste sur le fait que c’est le résultat final qui détermine et révèle les aptitudes de la potière.
13Nos informatrices, Angélique G. et Germaine M., ont séjourné respectivement à Kisangani et à Bambombo. Elles y ont vu des récipients différents des leurs, provenant d’autres régions, comme Isangi ou Basoko, mais elles n’ont pas changé leur manière de faire. Elles affirment : « je le fais que comme je l’ai appris, […] je ne connais pas ces formes-là ».
14L’activité dure toute l’année sans préférence de saison, mais il y a certaines précautions à prendre en saison des pluies pour l’extraction de l’argile. En dehors de l’extraction de la matière première, tout le travail se fait au domicile des potières et celles-ci y consacrent une partie de leur temps en marge de leurs activités champêtres et ménagères quotidiennes. La réussite du travail est censée être régie par le respect d’une série de prescriptions. Les potières mentionnent des interdits relatifs à l’accouplement et à la prise de bain à l’eau chaude la veille de l’extraction de l’argile, l’accès des femmes ayant leurs menstrues au gisement et par la station debout ou le fait de faire du bruit lors de la cuisson du pot. À ces derniers, la potière Germaine M. ajoute l’interdit relatif à la prise de l’eau pour étancher sa soif pendant la cuisson du pot et lors de son transport pour le marché. Ces interdits relèvent d’une croyance collective et sont connus de toutes et tous. Leur non-respect entrainerait un échec durant le processus de fabrication, surtout lors de la cuisson mais aussi durant l’usage du récipient.
- 1 Le vocabulaire est donné en kiboa pour Angélique G. et en kingelema pour Germaine M.
15Angélique G. ainsi que les autres potières de ce village, faisant partie de la même famille, se procurent de l’argile (ɗǒte1) à Bipko, un gisement situé en pleine forêt. Elle indique que c’est l’unique source qu’elles connaissent et ont héritée des ancêtres « depuis bien des siècles ». Le gisement Bipko appartient aux habitants du village Bongbangu et les habitants d’autres villages ne sont pas autorisés à l’exploiter.
- 2 Espèce non identifiée.
16Pendant la saison pluvieuse, le gisement est inondé par les eaux de pluie et, au cours de cette saison, la terre argileuse est extraite après l’écopage okomogo qui était fait, dans le passé, à l’aide d’un panier mboso, tissé avec des écorces de l’arbre mbeba2. Il a aujourd’hui été remplacé par une bassine en plastique, qui servira par la suite au transport de l’argile jusqu’à l’atelier de la potière au village. L’extraction est faite à l’aide d’une bêche.
17Au retour du gisement, à une vingtaine de mètres, se trouve une rivière appelée gbobo qui sert au lavage de l’argile sʊsa ɗǒte. Ce lavage consiste à la fois à séparer l’argile collante qui est la « bonne » de l’argile sableuse ainsi que des cailloux mabogó.
18Une fois au domicile, la potière commence son travail. Un espace de travail est aménagé dans son atelier où elle a placé les feuilles appelées mangungu (Megaphrynium macrostachyum) par terre. La potière pose ensuite une partie de l’argile sur un morceau de planche appelé ekpógbóngo, posé lui aussi sur les feuilles de mangungu pour empêcher que l’argile soit en contact avec le sol suite aux mouvements du pilon. L’un de ses petits-fils commence à piler (babatua ɗŏte) à l’aide d’un pilon en bois en y ajoutant graduellement une petite quantité d’eau pour rendre l’argile « lisse » selon les dires de la potière (fig. 2A).
Figure 2 – Étapes de la chaîne opératoire à Bongbangu, août 2023

A. Pillage de l’argile ; B. départ de l’ébauche aux colombins ; C. Égalisation des colombins avec les doigts ; D. Mise en forme du col avec le battoir
© L. Vutseme Sokoni
19Une fois l’argile pilée, la potière façonne des boudins, appelés minagè, et les roule ensuite sur la planche pour réaliser les colombins appelés epɛpɛ́. Elle en produit une série avant d’entamer la réalisation du récipient.
20Elle utilise ensuite un support en céramique concave appelé ekpengé (fig. 6A), spécialement fabriqué pour cet usage, et utilisé pour modeler le pot. Angélique G. commence à ajouter les colombins d’argile l’un après l’autre en les superposant et en les aplatissant au fur et à mesure avec ses doigts – sur la partie intérieure et la partie extérieure. Elle fait ainsi la base du pot (appelée etumbu a mbee) et continue à superposer les colombins (fig. 2B, C).
21Une fois tous les colombins superposés, la potière lisse la paroi externe du récipient avec le lissoir en bambou lekombe (fig. 6E) et, avec le polissoir en fer ngbe (fig. 6C), égalise le bord en retirant la matière excédentaire. Le battoir (une palette de bois dur) sert à battre le sommet du récipient pour mettre en forme le col de celui-ci (beete na bisiimoo) (fig. 2D, 6B). Elle lisse ensuite la partie du bord déjà réalisée avec le lissoir lekombe.
22La potière prend le lepáo, une cuillère en métal, qui joue le même rôle que la coquille de bivalve ngélé (fig. 6D) dont elle se sert pour uniformiser en raclant la surface intérieure (mbee esopoi yendi, l’intérieur du pot) et extérieure du pot, sur lesquelles elle passe ensuite le lissoir lekombe. Pour renforcer le col, elle y ajoute le colombin qu’elle aplatit à l’aide du pouce (fig. 3A).
Figure 3 – Étapes de la chaîne opératoire à Bongbangu, août 2023

A. Pose du colombin au niveau du col ; B. Égalisation du col avec la coquille du bivalve ngelé ; C. Mise en forme de la lèvre avec le lissoir lekombe ; D. Retrait de l’argile excédentaire sur la lèvre
© L. Vutseme Sokoni
23Angélique G. fait glisser ensuite à nouveau le lissoir lekombe de bas en haut sur la partie supérieure du pot et, avec la coquille du bivalve ngelé, égalise l’espace où le colombin a été placé (fig. 3B). Elle reprend le lissoir, le fait glisser sur la lèvre du pot (l’ouverture du pot se dit ɛnɔ́ a mbé) pour lui donner un profil arrondi et, avec un morceau de bois, elle retire la matière excédentaire (fig. 3C, 3D), puis lisse le sommet du récipient à l’aide d’un morceau de pagne kikombè. Notons que tous les outils dont se sert la potière sont trempés dans l’eau avant leur usage pour qu’ils ne collent pas au pot.
24La potière indique que la décoration peut être faite avant et après le premier séchage. Le type de décor dépend de l’artisane. Néanmoins, elle souligne que l’idéal pour le décor est de le faire après le premier séchage. Pendant la chaîne opératoire observée, le décor a été fait à deux moments, sur deux endroits différents, avec deux outils différents et de deux manières différentes.
25Le premier décor est placé au-dessus de la carène, et cela avant le premier séchage qui ne dure qu’une demi-heure, avec l’outil mogondo (fig. 6F), un bracelet en plastique torsadé qu’elle imprime sur le récipient en faisant des mouvements allant de gauche à droite pour former plusieurs séries d’arcs de cercle sur le pourtour du récipient (fig. 4A). Chaque série est séparée par une impression digitée réalisée à l’aide de l’index.
Figure 4 – Étapes de la chaîne opératoire à Bongbangu, août 2023

A. Décor avec l’outil mogondo ; B. Battage de la base et la panse ; C. Raclage de la base et de la panse avec le racloir ekpákpé ; D. Décor de la base et la panse avec la roulette kidagbi
© L. Vutseme Sokoni
26Le second décor est placé sur la panse et sur la base du pot après le premier séchage quand la pâte est encore relativement molle. Angélique G. pose d’abord le récipient à l’envers sur les feuilles mangungu pour lui permettre de le battre à l’aide du battoir et de donner la forme ronde à la base du pot (fig. 4B). Avec le racloir ekpákpé (outil en bambou), elle racle la base du pot qui est ensuite lissée avec le lissoir lekombe en le trempant régulièrement dans l’eau (fig. 4C). Elle finit le lissage en se servant de sa main très mouillée qu’elle passe sur la base du pot.
27Avec le kidagbi (fig. 6G), une roulette formée d’une fibre plate de raphia nouée à un brin (Livingstone Smith et al. 2010 : 63), la potière décore la panse (mabema ma mbee, « le corps du pot ») et la base du pot (fig. 4D). Elle roule le kidagbi sur le pot pour imprimer le motif, puis replace ensuite le pot au soleil pour le deuxième séchage qui dure 1h 45’, voire plus longtemps selon le temps qu’il fait. Après ce séchage, elle se sert d’un fruit sauvage le gbambe (fig 6H) pour polir uniquement la partie intérieure du pot (gogelagambee).
28La cuisson aasumba se fait en plein air. Le combustible nécessaire a été rassemblé pendant le séchage du pot. Les récipients ne peuvent être cuits qu’avec du bois provenant d’une essence d’arbre bien spécifique, à savoir bokombo (espèce non identifiée). Les branches de bois sec sont étalées au sol sur un espace préalablement dégagé à cette fin. Angélique G. place ensuite le récipient à cuire, ouverture vers le bas, lorsque le bois fume, mais avant qu’il y ait des flammes pour permettre au pot de durcir complètement. Une fois le pot placé sur le feu, elle y fait des marques un peu partout avec le charbon de bois pour que le pot ne se « déchire » pas pendant la cuisson, dit-elle. Le feu est ensuite allumé avec des brindilles et une nouvelle quantité de bois est alors placée en faisceau pour recouvrir l’ensemble (fig. 5A).
Figure 5 – Étapes de la chaîne opératoire à Bongbangu, août 2023

A. Cuisson du récipient ; B. Récipient après cuisson et application du traitement de surface
© L. Vutseme Sokoni
Figure 6 – Outils utilisés lors de la fabrication du récipient à Bongbandu

A. Support céramique epkengé ; B. Battoir ; C. Polissoir en fer ngbe ; D. coquille de bivalve ngelé ; E. Lissoir en bambou lekombe ; F. Outil de décoration mogondo ; G. Roulette kidagbi ; H. Fruit à polir lebgambe.
© L. Vutseme Sokoni
29Pendant la cuisson du récipient, est préparée la décoction monzagó à base d’écorces de l’arbre bonzaagu (espèce non identifiée), qui servira à colorer les récipients immédiatement après la cuisson. Cette espèce est appréciée pour ses qualités thérapeutiques contre la diarrhée, dit la potière. En même temps, elle prépare l’outil avec lequel elle va appliquer la décoction sur le récipient. Elle se sert ainsi du rachis des feuilles des bananiers embá:sabitíka dont elle écrase une partie avec un morceau de bois pour former une sorte de goupillon.
30Une fois que le récipient est cuit, elle tient dans sa main gauche un morceau de bois pour enlever le récipient du foyer et le mouvoir et elle asperge la décoction sur le récipient encore chaud. Le traitement appliqué sur les surfaces externes et internes du récipient vise à l’embellir et à le rendre plus résistant, dit la potière.
31Malgré le fait que les vaisselles en plastique aient largement supplanté celles en argile cuite, Angélique G. continue à fabriquer des pots pour répondre à la demande des quelques utilisateurs, mais aussi pour maintenir vivante cette pratique. En ce qui concerne la catégorisation des récipients, la production ne comprend que trois catégories. Il s’agit notamment du módo ou leboa qui fait en premier lieu référence à la « marmite » utilisée pour la cuisson des aliments (fig. 5B), en deuxième lieu, le nzongo servant à la conservation de l’eau et, en troisième lieu, le mbeesia servant à la préparation du vin de banane. Mbee est aussi employé dans un sens plus général comme terme générique pour désigner les poteries.
32À partir de Bongbangu, les récipients étaient acheminés notamment aux marchés de Kole et de Mangi ou vendus à domicile. Hormis le mode de circulation par échange, la poterie circulait via le mariage, car la femme emportait avec elle un ensemble de biens, y compris la vaisselle que lui remettait sa mère. Actuellement, la production est diffusée à domicile.
33L. Vutseme Sokoni n’a pas assisté à l’extraction de l’argile dodo dans ce village, car Germaine M. avait une réserve dans son atelier. Celle-ci proviendrait d’un gisement au bord de la rivière Aruwimi. Pour traiter l’argile, elle la place sur la pierre et pile avec le pilon appelé maami en extrayant des pierres et en y ajoutant graduellement de l’eau en vue de rendre l’argile « lisse ».
34Germaine M. prend ensuite un morceau de moustiquaire eegeteli qu’elle étale sur l’argile afin de s’en servir pour tamiser du sable jaja qu’elle ajoute à l’argile et homogénéise avec les mains (fig. 7A). Elle façonne ensuite des colombins timaga qu’elle assemble au fur et à mesure pour former l’ébauche. Le premier colombin est posé sur le support métallique ekéngà (fig. 11A) qu’elle a préalablement aspergé de sable pour que le pot ne colle pas à la base. La potière ajoute ensuite les colombins en les juxtaposant et les aplatit au fur et à mesure, principalement avec le pouce (fig. 7B et 7C). Puis elle prend le racloir en bambou ekpekpeli (fig. 11C) qu’elle trempe dans l’eau de temps en temps, avec lequel elle racle l’intérieur du récipient (appelé kubek’yambe) afin d’étirer, de bomber et de lisser la paroi par des mouvements obliques de bas en haut. Elle se sert par la suite de la coquille de bivalve plate engédé (fig. 11F) pour racler l’intérieur du pot par des mouvements allant de droite à gauche d’abord et de bas en haut ensuite (fig. 7D).
Figure 7 – Étapes de la chaîne opératoire à Bobabe, août 2023

A. Ajout de sable jaja à l’argile ; B. Superposition des colombins ; C. Égalisation des colombins ; D. Raclage de l’intérieur du récipient avec le bivalve
© L. Vutseme Sokoni
35Avec le battoir epapa (fig. 11B) qu’elle trempe régulièrement dans l’eau, elle bat le sommet du pot pour ainsi constituer sa forme et, ensuite, elle reprend le racloir et s’en sert pour lisser la partie supérieure de la paroi externe de l’ébauche afin de former le col (fig. 8A). Avec le polissoir etemeli (fig. 11D), elle coupe les parties excédentaires du col du récipient (fig. 8B).
36Avec le battoir (fig. 8C), Germaine M. bat légèrement les extrémités du sommet du pot (l’ouverture ou « bouche » du récipient se dit onowa mbea) et reprend la coquille de bivalve plate engédé pour racler la surface intérieure du pot. Elle reprend la coquille d’engédé pour former le bord et la lèvre, la partie intérieure d’abord et l’extérieure ensuite (fig. 8D).
Figure 8 – Étapes de la chaîne opératoire à Bobabe, août 2023

A. Formation du col ; B. Retrait de l’argile excédentaire sur le col ; C. Battage pour former le bord ; D. Formation du bord et de la lèvre
© L. Vutseme Sokoni
37La potière racle la panse du pot avec le racloir (fig. 9A) avant le premier séchage au soleil. Elle place ensuite le décor d’abord avec son pouce pour tracer deux sillons parallèles et elle imprime un décor avec un ressort en métal egbeteli (fig. 11G). Il n’est pas possible de décorer le récipient avant le premier séchage, car le décor ne tiendrait pas, dit la potière.
Figure 9 – Étapes de la chaîne opératoire à Bobabe, août 2023

A. Raclage de la panse et du fond ; B. battage de la base du pot ; C. Raclage de base et de la panse ; D. Polissage du récipient
© L. Vutseme Sokoni
Figure 10 – Étapes de la chaîne opératoire à Bobabe, août 2023

A. cuisson du récipient ; B. application du traitement de surface
© L. Vutseme Sokoni
Figure 11 – Outils utilisés lors de la fabrication du récipient à Bobabe

A. Support métallique ekéngà ; B. Battoir epapa ; C. Racloir en bambou ekpekpeli ; D. Polissoir etemeli ; E. Racloir en fer ; F. Coquille de bivalve plate engédé ; G. Ressort en métal egbeteli ; H. Pierre à polir lebogo
© L. Vutseme Sokoni
38Elle replace le pot au soleil pour le deuxième séchage qui dure deux jours. Elle bat ensuite la base du pot ; appelée melamba me mbea ; (fig. 9B), puis racle la surface extérieure avec le racloir en fer, aussi appelé ekpekpeli (fig. 9C, fig. 11E). Après le raclage, elle mouille complètement la partie raclée, puis continue le raclage en utilisant le racloir en bambou. Après cela, elle prend la pierre lebogo (fig. 11H) pour polir la partie raclée d’abord et le reste du pot ensuite (fig. 9D). Après le polissage, le pot est remis au soleil pour un dernier séchage. L’idéal, selon la potière, est que le séchage dure deux jours au soleil ardent.
39Le lendemain matin, avec une machette, Germaine M. cherche les écorces de manguier qu’elle fait bouillir pour composer l’enduit. En même temps qu’elle prépare l’enduit, le pot est au soleil pour continuer son séchage. À la fin de la journée, elle apprête des morceaux de bois pour la cuisson. Les deux pots qu’elle a façonnés sont disposés à l’envers sur le feu, dans un espace couvert, d’abord sous la fumée pour que le pot se solidifie davantage. La potière attise ensuite le feu, pour qu’il y ait des flammes et couvre les pots avec du bois (fig. 10A).
40Pendant la cuisson, la potière apprête l’outil avec lequel elle appliquera l’enduit. Il s’agit d’une série du feuillage appelé Panicum maximum ou mangungu, qu’elle lie avec un fil de raphia sec. La couleur rougeâtre que prend le pot dans le foyer détermine pour la potière le moment où l’opération de la cuisson peut être interrompue. Puis à l’aide de deux branches d’arbre sec, elle retire les pots du feu et applique l’enduit sur les pots par aspersion (fig. 10B).
41En dehors des récipients faits sur commande, la majorité de ces produits sont vendus à domicile, car la population de la région ne s’y intéresse plus comme c’était le cas par le passé. Auparavant, sa production était vendue au marché de Banalia.
42Mbea est le terme générique pour désigner les poteries. La production de Germaine M. comprend plusieurs catégories de récipients : mbea ya mokinde (la marmite), kidumu ta dodo (le récipient pour la conservation de l’eau), kopo na bokeke (la tasse) et saani ya bele ya dodo (le plat). En plus de ceux-là, elle fabrique deux autres sortes de pots rituels, à savoir mbea ya magbeka pour le mariage et mbea ya liembe pour la circoncision.
43Lors des recherches de 2022 dans les zones d’Ubundu et Wanye Rukula, aucune potière encore en activité n’a pu être localisée. Par contre, plusieurs personnes, ayant pratiqué la poterie par le passé, ou ayant pu observer sa fabrication, nous ont donné des indications sur l’étape d’ébauchage du récipient.
44À Ubundu, Marie-Claire R., née en 1971 à Ubundu, a appris la poterie de sa grand-mère, née à Banyakipanga et qui a plus tard déménagé à Ubundu. Toutes deux s’identifient comme Lengola. Seul l’ébauchage nous a été montré, consistant en un montage de colombins en spirale, avec un écrasement latéral externe de ceux-ci. Le décor qui a été exécuté devant nous se fait avec un coquillage (normalement un bivalve) et consiste en un traçage de croisillons.
45À Oussimame, nous nous sommes entretenus avec Mariam Z., née à Kibombo Rive, dans le Maniema en 1964. Elle s’est installée à Oussimame pour s’occuper des enfants de son grand frère. Elle s’identifie comme Genya, comme sa mère et sa grand-mère, qui habitaient également Kibombo Rive et par qui elle a appris la fabrication de la poterie. De la chamotte (des anciens tessons) ou de la terre brûlée sont ajoutées à l’argile. L’ébauchage se fait par le creusement-étirement d’une motte et le reste du récipient est monté aux colombins. Parmi les outils utilisés pour égaliser et polir le récipient, il y a une côte d’hippopotame (lubau luamboko), un couteau en métal et une pierre kukudjine. De la graine du fruit lubemgwa est extrait un liquide blanc qui sert à enduire le récipient avant cuisson, puis est appliqué sur les lèvres et épaules à chaud après cuisson pour les colorer. Le décor est réalisé à l’aide d’un bambou, en imitant, pendant l’entretien, le geste du peigne pivotant. De la latérite pillée aurait été également utilisée dans la décoration.
46À Bamanga, un entretien avec un villageois, qui aurait observé sa grand-mère potière durant l’enfance, suggérerait une utilisation du creusement-étirement pour l’ébauchage du fond, le reste du récipient étant monté aux colombins. Le décor aurait été fait à la roulette gravée en bois. Le témoignage étant indirect, il est cependant à prendre avec prudence.
47À Yangoma, un des quartiers périphériques de Wanye Rukula, nous nous sommes entretenus avec Siska Y., née en 1983 et s’identifiant comme Lokele. Elle a appris avec sa grand-mère à Isangi, où cette dernière a habité toute sa vie. La technique qui était utilisée est le martelage sur forme concave, qui peut être éventuellement complété avec l’utilisation de colombins en fonction de la complexité du récipient.
48En plus de ces quelques brèves descriptions, des informations sur les processus de fabrication de la céramique sont disponibles dans des publications d’époque coloniale, sur des photos d’archives et dans quelques publications plus récentes. La qualité et, surtout, la localisation exacte des processus techniques qu’elles décrivent sont très variables.
49Les occurrences les plus proches de la zone de Banalia sont deux sources coloniales, rapportant l’usage du creusement-étirement. Celui-ci serait pratiqué d’une part chez les « Bapopoi » ou « Popoi » (Delhaise-Arnoult 1912 ; fig. 12), qui serait un groupe lié au Makere, lié au Mangbetu (Omasombo Tshonda 2020 : 150) et, d’autre part, chez les « Ababua » (Halkin & Viaene 1910 ; Calonne Beaufaict 1909), ou Boa (Omasombo Tshonda 2014 : 69 ; 2020 : 149 ). Leur localisation reste cependant très approximative, dans la mesure où aucune localité n’est indiquée pour les observations. Nos seules indications sont donc les aires d’occupation mentionnées dans ces deux publications.
Figure 12 : « Fabrication de la poterie chez les Bapopoï »

Région de Kisangani, RDC. AP.0.0.10807, collection MRAC Tervuren.
Photo Charles Delhaise, 1909
50Si l’on élargit au quart nord-est du bassin du Congo, l’usage de colombins pour la réalisation de l’entièreté du récipient domine. On le retrouve tant parmi des populations mangbetu (Lang 1910 ; Schildkrout 1990 : 109 ; Nendumba-Zagi 1987 : 68) que budu nyari (Mercader et al. 2020 : 179 ; Van Geluwe 2017 : 49 ; Livingstone Smith, observation personnelle). On le retrouve également dans la zone du lac Édouard, où les colombins ont la particularité d’être placés sur le fond convexe d’un récipient (O’Brien & Hastings 933 ; Bergmans 1955 ; Kanimba Misago & Bellomo 1990 : 341 ; Smith 1993 : 65 ; C. Tombu, comm. pers. Vutseme Sokoni, observation personnelle).
51Les seules exceptions actuellement connues sont un cas de creusement-étirement chez des artisans identifiés comme Shi, une cinquantaine de kilomètres au nord de Walikale (Colle sd : 29), ou d’anneaux superposés chez des potières identifiées comme Twa, non loin de la frontière avec le Rwanda (Kanimba Misago1994a : 586).
52Les chaînes opératoires de Bobabe et Bongbangu présentent de grandes similitudes, les variations se manifestant essentiellement au moment de la préparation de la pâte et de l’exécution du décor. Les variations lors de l’ébauchage sont minimes (préparation en avance de colombins dans le cas de Bogbangu, utilisation d’un support en métal plutôt qu’en céramique dans le cas de Bobabe) suggérant que l’on est face à une tradition technique partagée par les deux potières. La proximité géographique des lieux où s’est déroulé l’apprentissage vient renforcer cette possibilité, malgré le fait qu’elles s’identifient à des groupes ethnolinguistiques distincts. L’usage du colombin pour réaliser l’entièreté du récipient est par ailleurs bien attesté au niveau régional et, en l’état actuel des connaissances, domine le quart nord-est du bassin du Congo. D’emblée, en observant la distribution des techniques d’ébauchage, deux domaines techniques semblent ainsi se dégager, entre le colombin au nord-est et le martelage sur forme concave, localisé au sud-ouest, le long du fleuve Congo.
53Parmi les exceptions, la présence de martelage et d’au moins une occurrence de creusement-étirement d’une motte dans la zone d’Ubundu et Wanye Rukula peuvent s’expliquer par des mouvements récents des potières. Le seul cas d’anneaux superposés visibles sur la carte est à mettre en lien avec des chaînes opératoires observées en Ouganda (Jensen 1969 ; Trowell 1941). La présence de creusement-étirement à proximité (relative) de Banalia reste cependant à expliquer, d’autant qu’une des occurrences associe cette technique aux Boas, groupe auquel s’identifie la potière Bongbangu. Par ailleurs, au sein même de l’ensemble « colombins », des variantes se dégagent déjà clairement, notamment avec la présence de cette technique disposant les colombins sur le fond convexe d’un récipient pour former le fond au lieu, par exemple, d’un support concave à Banalia.
54Le martelage sur forme concave (Kanimba Misago 1994b), le colombin (Burssens 2017 ; Coart & Hauleville 1907 ; Kanimba Misago 1994b) ou le creusement-étirement d’une motte (Coart & Hauleville 1907 ; Eggert & Kanimba Misago 1980) sont également signalés au nord-ouest du bassin du Congo. Cependant, l’absence de connexion directe à ce stade en termes de distribution avec notre zone d’étude nous incite à les considérer séparément dans un premier temps. Les données archéologiques, quand elles seront disponibles, nous permettront d’explorer l’ancrage temporel des techniques et de leur distribution, comme ce qui a été ébauché par A. Livingstone Smith et al. (2017) autour du fleuve Congo ou D. Seidensticker (2025) à l’ouest du bassin du Congo.
55In fine, une comparaison plus approfondie des chaînes opératoires de la poterie au niveau régional et une confrontation avec les éléments d’histoire orale, archéologique et linguistique dont on dispose seront donc nécessaires pour essayer de dégager les facteurs sociohistoriques sous-jacents à ces distributions.
56Nous remercions les autorités locales, provinciales et traditionnelles ; les potières et villageois des zones visitées ; les membres du projet Banturivers, particulièrement Birgit Ricquier, Peter Lambertz, Wilson Mayo Ilodiri, Michel Komba Yendema, David Kopa wa Kopa, Laurent Nieblas Ramirez ; les autorités de l’UNIKIS, dont le professeur Jean-Faustin Bongilo Boendy, Jean-Jeannot Juakali Sihalikyolo et Gaspart Bolema Losaila ; les membres du CSB. Le projet Banturivers a été financé par l’European Research Concil à travers le Starting Grant 804261.
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