Speed watching: le nouveau phénomène du divertissement à toute vitesse

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Consommer du contenu audiovisuel en vitesse accélérée, appelé le speed watching ou speed listening en anglais, fait de nombreux adeptes. Pourquoi adopter cette pratique? Que dit-elle de notre société?

Alors que Youtube propose l’accélération de ses vidéos déjà depuis 2010, Netflix s’y est mis en 2020. © Keystone-archives

Alors que Youtube propose l’accélération de ses vidéos déjà depuis 2010, Netflix s’y est mis en 2020. © Keystone-archives

Publié le 20.11.2023

Temps de lecture estimé : 8 minutes

Société » Inconditionnels des notes vocales ou fervents opposants ont tous, un jour ou l’autre, écouté un audio WhatsApp en vitesse accélérée pour gagner un peu de temps. Alors que ces messages constituent une ressource riche pour la recherche (lire ci-dessous), d’aucuns étendent la vitesse accélérée à d’autres champs de leur activité numérique.

Appelé speed watching ou speed listening en anglais, l’option est apparue en 2010 déjà sur YouTube. Les plateformes de streaming vidéo et audio ont rejoint la tendance ces dernières années. Une décision de Netflix en 2020 «décriée par des cinéastes» mais «demandée par des personnes malentendantes et malvoyantes pour qui des visionnages un peu plus lents ou plus rapides permettent une meilleure compréhension», relatait alors Première.

«Cette promotion de la vitesse est liée à une logique de compétition inhérente au capitalisme»

Stéphane Clerjaud


Julien s’y est mis depuis que l’option existe ou presque. Sur YouTube lorsqu’il s’agit de suivre des tutoriels, mais aussi sur Spotify lorsqu’il écoute des podcasts ayant trait à son activité dans la finance. «J’accélère d’au minimum 1,5 voire 1,75. Actuellement, je suis une formation en ligne et l’option n’existe pas, ça me rend fou!» confie le trentenaire. En principe, il choisit de regarder ses séries et films en x1,25. YouTube indiquait l’an dernier que, si la plupart des spectateurs visionnent les vidéos à vitesse normale, lorsque la vitesse est modifiée, le x1,5 est le plus utilisé (suivi du x2 et du x1,25).

Quête d’efficacité

Cette évolution est l’une des nombreuses formes d’accélération visibles dans la société, à l’instar du speed dating et du fast-food, selon Thilo von Pape, professeur au département des Sciences de la communication et des médias de l’Université de Fribourg (Unifr). «Cette promotion de la vitesse, est liée, me semble-t-il, à une logique de compétition qui est inhérente au capitalisme dans sa version moderne», avance Stéphane Clerjaud, enseignant en philosophie à Strasbourg (lire ci-dessous). «On peut aussi y voir un symptôme d’une quête vers l’efficacité – même dans le divertissement», souligne Thilo von Pape. Il s’agirait aussi d’une énième manière de personnaliser l’offre.

Autre raison potentielle derrière cet engouement: l’abondance de podcasts et de séries de haute qualité. «Accélérer la lecture est donc une façon de répondre à ces tendances, voire de les contrer», observe le chercheur de l’Unifr. En effet, «la peur de rater des trucs» joue aussi dans cette nouvelle habitude, comme le confiait un adepte à Ouest France: «C’est la possibilité de parler de ce qui se dit, de ce qui se fait avec ses potes, car tout consommer en mode normal, c’est impossible à faire.» Et Thilo von Pape de rappeler aussi que certaines séries prolongent «délibérément l’intrigue, maintenant ainsi le suspense pendant de longues périodes» plutôt pour des raisons commerciales qu’artistiques.

Aussi à la télé

Il n’empêche qu’accélérer la cadence d’un film ou d’une série peut passer pour un sacrilège pour la dimension artistique de l’œuvre. D’ailleurs, nombre d’internautes s’en insurgent chaque année lors de la rediffusion accélérée des Harry Potter sur petit écran. La raison est pourtant technique dans ce cas-là: au cinéma, 24 images sont diffusées par seconde, sur la télévision, 25 – ce qui signifie une avance rapide de 1,04. Une accélération qui passe inaperçue ou presque, sauf pour les fanatiques connaissant la saga du petit sorcier par cœur.

Et Thilo von Pape de rappeler qu’adapter les conditions de réception à sa situation fait partie de «l’appropriation personnelle de ces contenus – comme le fait de regarder des films sur un petit écran ou de les regarder en faisant le repassage. Certains réalisateurs diront que vous passez à côté de leur œuvre.»

Habitué à un visionnage plus rapide encore qu’à la télé, Julien assure ne pas perdre en qualité: «Les effets de pauses dramatiques, je les ai, c’est proportionnel.» En revanche, cette pratique a un inconvénient: «Lorsque je regarde un film en vitesse normale avec d’autres personnes, j’ai l’impression que tout va au ralenti… Au cinéma par contre je le ressens moins grâce aux effets sonores amplifiés, à la taille de l’image et à l’expérience globale.»

Outre le gain de temps, quels avantages à pratiquer le speed watching et speed listening? «L’accélération peut améliorer notre compréhension, surtout si un contenu trop lent nous fait perdre notre concentration», pointe Thilo von Pape. Si l’option est nettement moins courue, décélérer est aussi possible et une bonne opportunité pour suivre une série en version originale par exemple, rappelle-t-il. Lui estime qu’il faudra attendre encore un peu avant de voir si la tendance va s’accroître ou rester un phénomène de niche. Du côté des géants américains, aucun chiffre officiel n’a jamais été dévoilé, mais l’option séduirait particulièrement parmi les plus jeunes audiences.

Le goût du «tout, tout de suite»


«Ce qui domine aujourd’hui, c’est le désir d’accès immédiat sans contrepartie, le plus gratuit possible.» Enseignant en philosophie à Strasbourg, Stéphane Clerjaud s’interroge sur la promotion de la vitesse. «Il y a un intérêt anthropologiquement explicable au moindre effort: là où on peut dépenser moins tout en obtenant la même chose voire plus, en général, on est preneur», commence-t-il par observer, tout en distinguant moindre effort et goût pour la vitesse.


Pour ce qui est de comprendre l’émergence de ce goût, il invoque des raisons historiques: «Jusqu’à l’ère industrielle, l’écrasante majorité de la population était paysanne et on vivait alors au rythme des cycles naturels, des énergies motrices du vent, de l’eau, du corps humain et de l’animal.»


Et d’émettre l’hypothèse qu’un glissement s’est opéré par l’extraction massive du charbon puis du pétrole, associée à la généralisation du salariat: «L’activité de celui qui travaille n’est plus directement mesurée par le besoin et le consentement à l’effort raisonnable; le consommateur ignore les conditions et les efforts exigés par le service attendu. La porte est alors ouverte au désir d’obtention sans délai, encouragé par la compétition entre prestataires.»


Et de rappeler qu’en nous faisant gagner du temps, les objets techniques contemporains invisibilisent les contraintes qu’ils impliquent, comme dans le cas de la voiture: la quantité de travail nécessaire pour son achat et son entretien, et les nuisances liées à sa généralisation.


Transmets tes vocaux à la science


L’Université de Neuchâtel se lance dans une entreprise originale: elle appelle les jeunes Suisses romands à transmettre leurs notes vocales WhatsApp. Ceci permettra de constituer une vaste archive sonore inédite à étudier. L’objectif de l’équipe de linguistes qui se penchera sur ce contenu est de permettre d’importantes avancées dans la compréhension du langage, l’identification des accents régionaux, l’émergence de nouvelles expressions, ou encore la reconnaissance vocale, la vitesse d’articulation et le débit de parole. «Ces messages capturent de la parole ordinaire et se distinguent d’extraits de parole préparée, publique ou mise en scène», indique dans un communiqué Laure Anne Johnsen, professeure titulaire à l’Institut de langue et civilisation françaises de l’Unine.


L’institution a donc lancé début novembre une campagne de communication intitulée «Donnez vos vocaux à la science» en vue d’en récolter un maximum. Qu’on les trouve inutiles, redondants ou révolutionnaires, tout un chacun peut déposer ses notes WhatsApp sur le site vosvocaux.ch.


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