Trajal Harrell en majesté au Festival d’automne

Trajal Harrell déboule toujours comme s’il venait d’échapper à une catastrophe. Tantôt, des péripéties douanières l’ont retenu à l’aéroport ; tantôt, sa machine à laver a fait des siennes. Il faut dire que l’année 2023 déborde et met sous pression le danseur et chorégraphe américain célébré en long, en large et en travers au Festival d’automne. Après avoir présenté The Romeo à Avignon, Trajal Harrell s’offre un Portrait tiré par le Festival d’automne avec neuf spectacles à l’affiche sur la douzaine que l’artiste a créée.

Né à Douglas, en Géorgie (Etats-Unis), vivant entre Athènes (Grèce) et Zurich (Suisse), où il dirige le Schauspielhaus Zürich Dance Ensemble, Harrell, passé d’abord par le théâtre, bascule dans la danse à l’âge de 22 ans. Il se forme dans les studios new-yorkais de Trisha Brown (1936-2017) et Martha Graham (1894-1991). Depuis Twenty Looks or Paris Is Burning at the Judson Church (2009-2012), qui entrelaçait voguing et mouvement postmoderne américain des années 1960, il tisse une œuvre au carrefour du populaire et du savant, où les problématiques du féminisme et du genre trouvent une place organique.

Lorsque, en introduction musicale à sa pièce The Romeo, présentée en grande pompe le 18 juillet dans la Cour d’honneur du Palais des papes, à Avignon, Trajal Harrell balance Another Brick in the Wall, de Pink Floyd, il souligne au moins deux choses. D’abord, il entend bien fissurer, sinon exploser, les hautes murailles de ce lieu emblématique dont certains diront qu’il l’a « désacralisé » ; ensuite, il affirme l’un de ses principes esthétiques depuis ses premières créations, dans les années 2000 : faire sauter le fameux quatrième mur qui sépare les interprètes sur le plateau du public assis dans la salle. Et, sur ce chapitre, il en connaît un rayon. Présent sur scène avant le début de la représentation ou carrément installé au milieu des spectateurs, il accueille les gens comme à la maison. Il les salue, les regarde longuement. « J’aime être avec les gens, j’ai besoin de les étreindre, précise-t-il. Et, s’il y a un sens à donner à mon travail, c’est bien dans ce contact avec eux. »

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Cette proximité si désirée entraîne de multiples stratagèmes. Dans The Romeo, il demande aux interprètes de se présenter tels qu’ils sont, créant une connivence immédiate. Lorsque le danseur Thibault Lac raconte comme une confidence qu’il louche, il partage sa vulnérabilité. Régulièrement, Harrell fait aussi distribuer des textes par ses danseurs pour donner des pistes de compréhension, ou s’appuie sur des œuvres littéraires connues comme La Lettre écarlate de Nathaniel Hawthorne pour Tambourines. « C’est une façon de poser un repère pour que le public ait un point de vue autre sur la danse à travers elle et ses personnages », indique-t-il. Il convie également les spectateurs à visiter le décor de son spectacle dans Caen Amour.

Danser soudain, l’air de rien, comme une mouche le pique, quelques mouvements de bras et puis s’en va. Cette manière, symptomatique de Trajal Harrell, que l’on peut savourer dans nombre de ses spectacles signe sa façon unique de prendre la scène en douceur. Evidemment très maîtrisée derrière son apparente désinvolture, cette présence vaporeuse semble s’inscrire dans l’air avec délicatesse et y laisser des traces suspendues. « Je cherche beaucoup à obtenir cette qualité de corps, cette danse fraîche et légère, commente-t-il. Je la définis comme perfectly nothing, “parfaitement rien”. »

« La beauté des choses imparfaites »

Parfaitement rien, donc, mais tressée de multiples références, comme celle d’Isadora Duncan (1877-1927), avec ses bras liquides et ses bonds élastiques, dont l’écriture glisse dans une auréole de fragilité. « Il y a quelque chose qui n’est volontairement pas fini dans mon geste, poursuit-il. Je me sens proche du concept esthétique et spirituel japonais du wabi-sabi, qui signifie la beauté des choses imparfaites, humbles. » Pas question chez lui de manière forte, de virtuosité assénée, de sens univoque, mais des motifs en suspension, des questions ouvertes, des identités mouvantes et des significations miroitantes. « Mon travail demande au public qu’il le finisse lui-même, qu’il laisse son imagination s’emparer de ce que je lui propose. »

« The Romeo » présenté dans la Cour d’honneur du Palais des papes, pendant le festival d’Avignon, le 18 juillet 2023.

Fan de mode, Trajal Harrell rend hommage à la styliste japonaise Rei Kawakubo de Comme des garçons, dans In the Mood for Frankie (2016). Ce trio consacré à ses muses, dont les personnages du cinéma de Wong Kar-wai, est habillé par Anne Demeulemeester et Jean Paul Gaultier. Mais son esthétique textile multicolore et intemporelle, il ne la doit qu’à lui-même. Chacun de ses spectacles joue avec un vestiaire de dizaines, voire parfois de centaines, de costumes. Environ quatre cents tenues et accessoires, agencés les uns avec les autres, s’enchaînent dans The Romeo. « Je me considère comme un styliste, affirme-t-il. Pour moi, les vêtements sont pareils à des tubes de peinture avec lesquels je conçois mes spectacles. »

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Enfant, Trajal Harrell adorait courir les magasins avec sa mère, se dissimuler au milieu des fringues, se déguiser. Depuis, cette passion, qui s’est affirmée à l’adolescence, l’accompagne partout. Pour composer la garde-robe de ses pièces, il chine à droite, achète à gauche, empile chez lui. « Je viens de repérer une robe dans un magasin d’Avignon et je pense que je vais aller l’acheter, glisse-t-il. Je ne sais pas encore ce que je vais en faire, mais je verrai bien. » Les costumes lui donnent des idées et impulsent ses créations qu’il qualifie d’ailleurs de « collection ». Avec en fond d’écran des images de voguing, danse apparue au sein des clubs LGBT noirs et latinos new-yorkais à la fin des années 1960, ses pièces se déploient et ses danseurs défilent comme sur un podium de mode, réel ou non, devenu sa « signature ». Un dispositif parfait pour faire couler fluide les genres et les identités.

Découverte du buto

Après le voguing, c’est désormais le buto, danse née au Japon dans les années 1960, que Trajal Harrell étudie depuis 2013. Ce mouvement artistique, nourri de Mishima, d’Artaud et de Sade, a pour fondateurs Tatsumi Hijikata (1928-1986) et Kazuo Ohno (1906-2010). « Après le côté mode, glamour et beauté, j’ai envie d’explorer un monde plus sombre, plus abîmé, confie-t-il. La collision des deux univers crée d’ailleurs une tension qui permet de questionner ce que nous identifions habituellement sous le terme “beauté”. » Pour nourrir et muscler sa recherche, celui qui évoque la grand-mère de sa grand-mère japonaise, immigrée en Amérique du Sud, séjourne régulièrement à Tokyo, où il travaille sur les archives des deux artistes.

Le premier opus, créé en 2015, de ce cycle sous influence japonaise s’intitulait Le fantôme de Montpellier rencontre le samouraï, entre show télé et mode, sur une excellente bande-son R’n’B, sur la rencontre fictive du chorégraphe contemporain Dominique Bagouet (1951-1992) avec Hijikata et Ohno. Il confie que la vision de la vidéo du solo historique d’Ohno La Argentina l’a fait « pleurer d’émotion ». « J’aime sa stupéfiante liberté, la façon dont il danse son âge, le temps, ajoute-t-il. Il m’a permis d’exprimer mes forces et mes faiblesses sur le plateau. La fragilité doit être valorisée et même honorée en scène. » Ce qu’il compte bien faire dans le solo Sister or He Buried the Body. Il y fantasme sur le choc vécu par Hijikata, qui aurait vu, en 1957, à Tokyo, le spectacle de l’Afro-Américaine Katherine Dunham (1909-2006), chorégraphe et anthropologue, dévouée à la cause de l’art afro-descendant. « Ils auraient aussi partagé un studio de répétition », dit-il. L’occasion d’ouvrir un nouveau chapitre de ses « connexions théoriques et fictions historiques qui offrent une nouvelle manière de penser la danse ».

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L’évocation de Katherine Dunham, dont les recherches sur les cultures des îles des Caraïbes nourrissent les œuvres, sera-t-elle l’occasion d’une nouvelle « étude » pour Harrell et une façon de pénétrer dans son histoire afro-américaine ? Le mystère reste entier pour le moment. Dans ses spectacles, Trajal Harrell ne lève pas le poing et ne prend pas son bâton de pèlerin pour défendre la cause noire et dénoncer le racisme.

« Je suis noir et né dans une ville du sud des Etats-Unis, je sais ce que le racisme veut dire et je n’ai pas besoin de le démontrer sur scène. Je ne suis pas là pour apprendre quelque chose aux spectateurs ou leur donner une leçon, et surtout pas pour créer de la discrimination. Et je crois que le public sent cela. Mon travail doit appartenir à tout le monde. » La diversité des corps, des genres, est si tranquillement exposée sur scène qu’elle n’a pas besoin non plus qu’on la souligne. « Nous sommes nous-mêmes et n’avons pas besoin de démontrer autre chose. » Avec douceur, avec tendresse.

Portrait Trajal Harrell. Neuf spectacles programmés dans différents lieux, du 22 septembre au 21 décembre.
Cet article a été réalisé dans le cadre d’un partenariat avec le Festival d’automne à Paris.

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